Par Jorge Brites.
En juin 2019 était élu Mohamed Ould Ghazouani à la présidence de la République Islamique de la Mauritanie, succédant à Mohamed Ould Abdel Aziz au pouvoir depuis 2009. Cette élection avait cela d’exceptionnel que pour la première fois depuis l’indépendance du pays, un chef d’État succédait à un autre dans le respect du cadre institutionnel. Cette élection, quoique d’emblée contestée par l’opposition politique, avait suscité des attentes. L’illusion d’un changement de cap et d’une nouvelle page politique avait été alimentée quelque temps par plusieurs événements qui avaient ponctué l’actualité depuis 2019. Le premier était une mise à l’écart de l’ancien président Abdel Aziz lorsqu’il tenta un retour par la petite porte dans le parti qu’il avait fondé suite à son putsch de 2008, l’Union pour la République (UPR). Le deuxième fut la mise en place, approuvée à l’unanimité par le Parlement mauritanien, d’une commission d’enquête parlementaire chargée d’éplucher divers dossiers de la présidence précédente suspectés d’irrégularités (passation de marchés de gré à gré, vente du patrimoine de l’État à prix bradé, etc.). Ensuite, l’abandon des poursuites à l’égard d’opposants – notamment l’homme d’affaires Mohamed Ould Bouamatou, rentré au pays le 10 mars 2020 après dix ans d’exil durant lesquels il avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt par la Justice mauritanienne qui l’accusait d’évasion fiscale. Enfin, la fermeture de plusieurs pharmacies et la chasse aux faux médicaments donnait l’impression que la corruption ou la négligence ne seraient plus admises dans un domaine aussi basique que celui de la santé.
Pourtant, deux ans après le début du mandat de Ghazouani, les espoirs ont plutôt été déçus : aucun des paradigmes à l’œuvre sous son prédécesseur n’a fait l’objet d’un travail de réforme de fond. Sauf qu’en face, les forces de l’opposition, qui avaient réussi temporairement quelques regroupements le temps des élections générales, se sont divisées et ne semblent pas en mesure de proposer des alternatives concrètes. Une offre politique alternative émerge-t-elle depuis le simulacre d’alternance au pouvoir en 2019 ?
La composition du nouveau gouvernement a globalement déçu – en particulier en termes de représentation des communautés noires. Et la nomination le 6 août dernier d’un nouveau Premier ministre, Mohamed Ould Bilal, un homme politique haratine, en remplacement d’Ismaïl Ould Bedda Ould Cheikh Sidiya, qui fait partie de l’élite nationale arabophone bidane issu d’une grande famille maraboutique liée au pouvoir politique depuis le temps colonial, n’y change pas grand-chose – d’autant qu’il s’agit d’un habitué de l’appareil d’État, un gestionnaire qui devrait peu se démarquer par son sens de l’innovation. Surtout, on n’observe aucun bouleversement dans la gestion des affaires, ce qui, alors que le pays s’apprête à recevoir une masse d’argent providentielle grâce à l’exploitation de gisements de gaz découverts il y a quelques années (exploitation qui ne démarrera qu’après 2022, avec du retard en raison de la crise du coronavirus), soulève bien des questions.
La mise à l’écart de l’ancien président Abdel Aziz ou l’illusion du changement
L’exécutif a bien tenté de montrer quelques signes de rupture avec la précédente mandature. La séquence autour de la tentative de retour de l’ancien président Abdel Aziz, en particulier, offre au régime l’occasion de faire d’une pierre deux coups en lui écartant toute marge de retour tout en simulant une lutte active contre la corruption et la gabegie. Revenons sur son déroulé : au mois de juillet 2020, une commission d’enquête parlementaire mise en place depuis le mois de janvier précédent, remet un rapport édifiant sur le système de corruption, de trafics d’influence et de conflits d’intérêts qui a prévalu durant toute la période 2009-2019, c’est-à-dire les deux mandats de l’ancien président Abdel Aziz. Le rapport évoque en particulier des cas de complicité entre l’État et des entreprises appartenant à des membres de sa famille ou à des proches, telles que la société SMIS SARL, qui a permis l’acquisition par ces mêmes entreprises de patrimoines domaniaux à Nouakchott. Outre des terrains de l’école de police et de l’office du complexe olympique, seraient par exemple concernées des écoles primaires qui auraient fait l’objet de ventes aux enchères (qui se seraient déroulées entre le 15 octobre 2015 et le 14 juillet 2017). Après analyse de toutes ces ventes, la commission précise que les conditions ont été les mêmes pour la grande majorité des terrains avec le même homme d’affaires qui n’est autre que le neveu de l’ancien président.
Retardée à plusieurs reprises, d’abord en novembre puis en février, une procédure ouverte en août 2020 contre l’ex-président s’est finalement accélérée le 11 mars 2021. Il a été placé sous contrôle judiciaire avec treize de ses anciens collaborateurs, après deux nuits passées à la Direction générale de la sûreté pour être interrogé. Parmi ses collaborateurs figurent les anciens Premiers ministres Mohamed Salem Ould Béchir et Yahya Ould Hademine, l’ex-directeur du Port autonome de Nouakchott Hacena Ould Ely, ou encore l’homme d’affaires Mohiedine Ould Sahraoui (chargé de la construction du nouvel aéroport international de la capitale). Abdel Aziz était déjà assigné à résidence surveillée depuis août 2020.
Toute cette séquence, à commencer par la mise en place de la commission d’enquête parlementaire, apparaît comme une rupture avec le prédécesseur de Ghazouani aux allures d’opération « mains propres », toutefois, elle ne peut occulter la connivence ancienne entre l’ancien et l’actuel président. En effet, Ghazouani est présent dans le haut commandement militaire depuis 1987, et il a accompagné Abdel Aziz lors de ses différents putschs : membre du conseil militaire qui a destitué l’ancien président Maaouyia Ould Sid’Ahmed Ould Taya en 2005, il a ensuite accompagné le renversement du président Sidi Ould Cheikh Abdallahi en 2008. Chef d’état-major des forces armées, puis ministre de la Défense (2018-2019) sous la présidence Abdel Aziz, leur proximité de longue date laisse peu de doutes au fait que Ghazouani avait connaissance de l’ampleur des trafics d’influence en cours depuis 2008. De même, la majorité parlementaire et le parti présidentiel restent inchangés, et les députés qui ont soutenu pendant une décennie un chef de l’État que tout le monde savait corrompu sont toujours au Parlement.
À ces affaires s’est ajouté, dans l’enquête de la police chargée de la répression des infractions à caractère économique et financier, le cas de l’érudit Cheikh Aly Ridha Ould Mohamed Naji al-Saidi, alias Cheikh al-Ridha, auteur d’arnaques immobilières à répétition sous le second mandat d’Abdel Aziz. Souvent identifié comme « le marabout d’Aziz », ce savant a profité de sa proximité avec le pouvoir et de son autorité religieuse pour mettre en place un montage financier frauduleux (une pyramide de Ponzi) qui bénéficiait aux membres de la famille du président. Son mode opératoire, répété de nombreuses fois : acquérir un bien immobilier à un prix d’achat exorbitant, dont une petite partie était réglée immédiatement, le reste étant soumis à crédit. Le reste de la somme n’était en réalité jamais versé, et entre-temps, le bien immobilier était bradé pour permettre de réitérer l’opération durant plusieurs années – au point que l’on parle de « décennie Ridha ». Au moins 8 900 familles auraient été abusées par celui que l’on appelle déjà, dans le pays, le « Madoff mauritanien », pour des opérations évaluées à 9 milliards d’ouguiya (environ 240 millions de dollars). Sous Abdel Aziz, le gouvernement a refusé de lancer une enquête suite aux accusations de fraude, la police s’est attaquée aux manifestants devant le palais présidentiel, et le président est resté muet devant les allégations.
Comment interpréter la procédure judiciaire en cours contre l’ancien président, sinon d’abord et avant tout comme une manœuvre politique destinée à écarter son éventuel retour sur la scène politique ? De fait, les entraves à son retour sont constantes et parallèles à la procédure judiciaire, à commencer par la fermeture par la police le 12 août 2020 du siège du Parti unioniste démocratique et socialiste, que l’ancien président souhaitait utiliser pour réintégrer la scène politique. La raison invoquée : le ministère de l’Intérieur n’avait pas été préalablement informé de la tenue du congrès de ce parti, ni des changements intervenus sur sa composition, contrairement à ce qu’impose la loi. Abdel Aziz a par la suite été écroué, le 22 juin, sur décision du juge chargé de l’enquête pour corruption – à la suite de quoi l’ancien chef d’État dénonçait un « règlement de comptes ». Même si sa culpabilité est peu remise en question dans la sphère partisane, le parallélisme des calendriers politiques (autour de ses tentatives de retour) et judiciaire a de quoi laisser perplexe quant aux motivations réelles de l’enquête. D’autant que le pouvoir en place n’accompagne pas la procédure en cours d’un discours anti-corruption particulièrement marquant. Dans une récente interview pour France 24, en date du 31 juillet 2021, Ghazouani affirmait même ne pas avoir pris connaissance du rapport d’enquête de la commission parlementaire, et ne pas souhaiter se mêler d’un dossier traité par la Justice. L’instrumentalisation de l’affaire Abdel Aziz au profit d’une politique nationale résolue contre la corruption ne semble donc pas vraiment à l’ordre du jour.
Mouvements de contestation du système social dispersés : droits des minorités, égalité, démocratie, laïcité
L’élection du nouveau président a été susceptible de déclencher quelques espoirs de changements au sein des diverses organisations de la société civile, dont on avait pu observer le dynamisme au moment de l’alternance. Mais le constat deux ans après semble plutôt devoir être celui d’une dispersion de la contestation, tant sur le front de l’égalité et de la démocratie que sur celui de la justice sociale et de l’accès aux ressources.
De nombreuses annonces faites par le gouvernement sur des sujets attendus ont déclenché une certaine déception. On peut citer en premier lieu le régime des associations, au sujet duquel une réforme était souhaitée de longue date, et qui a fait l’objet d’un projet de loi à l’origine de beaucoup de critiques. Adopté le 11 janvier 2021 à l’Assemblée nationale, il visait à assouplir le régime de reconnaissance des associations, fondations et réseaux. Depuis, le décret d’application se fait attendre et plusieurs associations n’ont toujours pas été reconnues. Parmi elles : Touche pas à ma nationalité (Ould Ahmed Salem, 2018) et l’IRA-Résurgence du mouvement abolitionniste, organisées de longue date mais qui ne disposent toujours pas de la reconnaissance officielle par les autorités mauritaniennes, passant par l’obtention d’un numéro de récépissé.
Il semble que le texte, qui prétendait passer d’un « régime de délivrance » du récépissé à un « système de notification » ne soit toujours pas entièrement conforme aux normes internationales en vigueur sur la liberté d’association, d’après l’ONG Human Rights Watch. En l’état, il autoriserait toujours un contrôle excessif du gouvernement sur le droit des personnes de constituer ou d’opérer au sein d’associations, et donnerait le pouvoir au ministre de l’Intérieur de suspendre temporairement et sans préavis les associations (jusqu’à 60 jours). En outre, il impose aux associations un « domaine d’intervention principal » clairement défini dans leurs statuts, et de s’abstenir de toute activité politique. Il précise que « l’objet et les buts de ses activités doivent s’inscrire dans l’intérêt général et ne pas être contraires aux principes consacrés par la Constitution, aux constantes et valeurs de la République, à l’ordre public, aux bonnes mœurs ainsi qu’aux dispositions des lois et règlements en vigueur », autant de limites assez vagues, et qui ouvrent la porte à des interprétations très diverses.
Le régime des associations est emblématique du décalage permanent entre la posture des pouvoirs publics mauritaniens et les évolutions sociales, et il a pour conséquence d’exclure des organisations qui reflètent les aspirations et les revendications de leur époque. À commencer par celles qui s’organisent pour lutter contre les discriminations à l’égard des populations noires et contre l’esclavage. L’émancipation des haratines en l’occurrence, peut constituer un vecteur de changements importants : l’émergence d’une identité haratine, distincte de la communauté bidane à laquelle elle est culturellement assimilée, crée de nouveaux enjeux politiques. Elle pose frontalement la question du racisme, puisque les haratines sont généralement identifiés comme noirs – du fait de leurs origines dites négro-mauritaniennes, et ce malgré le métissage avec les bidanes. L’esclavage (et son héritage, la situation économique et sociale des haratines) trouverait donc sa source dans une hiérarchie sociale racialisée qui a justifié les razzias et la vente d’esclaves dans le cadre d’une traite transsaharienne. C’est sur le thème du racisme et de la discrimination à l’égard des Noirs en Mauritanie que se retrouvent bon nombre de citoyens peuls, wolofs et soninkés. Les marches annuelles, chaque 29 avril, pour soutenir le Manifeste pour les droits politiques, économiques et sociaux des Haratines ou descendants d’esclaves sont d’ailleurs l’occasion de voir des foules importantes dans les rues, comptant des composantes haratines, mais aussi bidanes et négro-mauritaniennes.
L’enjeu est d’autant plus important qu’il est transcommunautaire : la question haratine peut constituer le pivot d’une lutte nationale pour l’égalité et contre le racisme. Elle favorise par exemple les discours d’émancipation parmi les gens discriminés au sein des autres communautés. La communauté soninké est particulièrement concernée, avec plusieurs affrontements et tensions dans des localités telles que Kaédi et Moodibugu en Mauritanie, ou encore à Laani au Mali ou Koyina en Gambie, ainsi que la création de l’Association des ressortissants mauritaniens pour l’éradication des pratiques esclavagistes et ses séquelles (ARMEPES) par la diaspora soninké en France. Rien n’atteste que cette contestation d’un ordre social inégalitaire en milieu soninké ait un lien avec celle au sein du groupe des haratines, mais elle trouve naturellement un écho avec leurs revendications, d’autant plus que les haratines bénéficient de davantage de visibilité compte tenu de leur poids démographique.
Parallèlement, d’autres dynamiques locales sont à l’œuvre et potentiellement vectrices de changement sur le long terme – mais totalement déconnectées de la vie partisane. On peut évoquer les revendications des féministes ou des militantes des droits des femmes, qui se sont focalisées ces dernières années sur l’adoption d’une loi contre les violences faites aux femmes. Une plateforme de militantes a été mise en place en 2016, comptant dans ses rangs des personnalités telles que Aminetou Mint Moktar et Zeinebou Mint Taleb, l’avocate Fatimata Mbaye, ou encore Sektou Mohamed Vall. Pour autant, force est de constater qu’au-delà de cette coalition ponctuelle, les collaborations entre militantes des droits des femmes sont rares et laissent plutôt la place aux querelles de personnes. Les tentatives, ces dernières années, de mouvements de jeunes se revendiquant ouvertement du féminisme, sont d’autant plus rares qu’elles se cantonnent généralement à des discussions et publications sur les réseaux sociaux et qu’elles finissent le plus souvent par éclater en raison de dissensions internes. Malgré plusieurs cas d’agression sexuelle et de viol dénoncés dans l’espace public pendant la première moitié de la mandature Ghazouani et le début de la crise du Covid, ce projet de loi contre les violences à l’égard des femmes reste lettre morte.
Devant ces dynamiques, même modestes, on notera que le régime n’a pas vraiment desserré le contrôle policier qui constituait la norme sous la mandature précédente, souvent pour faire taire toute opposition au système social, sous couvert de respect de la religion et de défense des valeurs morales. Cette stratégie avait déjà été utilisée à l’occasion de l’affaire du blogueur Mohamed Ould M’kheitir, arrêté en 2014 pour la publication en ligne d’un article considéré comme blasphématoire à l’égard du prophète de l’islam, condamné à mort par plusieurs tribunaux avant de voir sa peine ramenée à deux ans de prison en 2017 et d’être libéré en 2018. Au mois de février 2020, quatorze personnes, parmi lesquelles des militants des droits humains, ont été arrêtées, probablement pour avoir exprimé des opinions favorables à la laïcité. Quatre ont été libérées sous caution, et dix sont restées en cellule plusieurs semaines. Les interpellations auraient ciblé des membres de deux mouvements (Pour une Mauritanie laïque et démocratique et Alliance pour la refondation de l’État mauritanien), non reconnus par les autorités et qui revendiquent un système gouvernemental laïque. Le 20 octobre 2020, cinq Mauritaniens ont finalement été condamnés à de la prison ferme (de six à huit mois) par le tribunal de Nouakchott pour outrage aux mœurs islamiques (après huit mois d’incarcération). Accusés de blasphème par l’unité en charge du terrorisme et des crimes contre la sécurité de l’État au bureau du procureur général de Nouakchott, ils encouraient la peine capitale, conformément à l’article 306 du Code pénal.
Plus récemment, on peut citer l’affaire de l’émission Web Elmetrouch (ce qui signifie littéralement « l’intrusif », « le curieux », en hassaniya). Durant l’émission, mise en ligne la veille au soir, la militante Aichetou Isselmou s’était exprimée sur le caractère intime de la sexualité et s’était permise de relativiser la gravité des rapports sexuels hors mariage et l’importance de la virginité. Dans une seconde séquence, un invité membre fondateur du mouvement non-autorisé Pour une Mauritanie laïque et démocratique, Yehdhih Ould Mohamed, argumentait au sujet de la séparation du religieux et du politique. Cette émission, lancée en période de Ramadan, a notamment suscité l’indignation parmi les sympathisants du parti islamiste Tawassoul, qui ont lancé une campagne d’insultes et de menaces sur les réseaux sociaux. Quatre des jeunes activistes ont été arrêtés le 25 avril 2021 par la police de Nouadhibou. Devant la fragilité des charges invoquées aux dépends des prévenus, leur libération a été ordonnée le 28 avril suivant, avec injonction de ne plus aborder le thème dans l’émission, de s’abstenir de voyager sans en informer la police et de ne plus commettre une parole ou un acte susceptible d’être interprété comme « outrage public à la religion ». Suite à leur remise en liberté, une organisation proche de Tawassoul a organisé, à la sortie de la prière du vendredi, une manifestation de rue sous le slogan Lā lilabāḥīa (« non au laxisme envers les attitudes déviantes »). Un rassemblement qui a reçu l’agrément légal sans difficulté, en dépit des mots d’ordre de haine et des appels au meurtre, ainsi que des menaces sur l’intégrité morale et physique des quatre jeunes. Surtout, suite à leur libération, les quatre militants (et plus particulièrement Aichetou Isselmou) ont fait l’objet de harcèlement moral et ont tous perdu leur emploi ou leur gagne-pain. D’après la militante féministe Dieynaba Ndiom, « cette affaire montre la capacité des islamistes à faire envoyer n’importe qui en cellule, sous prétexte de non-respect des valeurs islamiques ».
Accès aux ressources naturelles, accaparement des terres et protestations diverses peu écoutées
Sur le front de la contestation sociale, l’échec du gouvernement a pris des formes variées. Dans le paysage des mobilisations qui pourraient porter les graines d’un mouvement social unifié, divers catalyseurs sont à l’œuvre : foncier, pêche artisanale, accès à l’eau et à l’électricité, sans oublier le dossier non soldé des violences et assassinats de 1989-1991.
Il faut noter la persistance d’un enjeu fort de protestation contre les pouvoirs publics autour de la question foncière dans la vallée du fleuve Sénégal. Désertique ou semi-désertique sur les trois quarts de son territoire, la Mauritanie dispose toutefois de nombreuses terres arables autour du fleuve Sénégal, aujourd’hui sous-exploitées mais qui suscitent depuis longtemps des convoitises. La faible productivité des exploitations agricoles, ajoutée aux périodes de sécheresse, a contribué à créer une situation structurelle et chronique d’insécurité alimentaire. Plusieurs facteurs peuvent être identifiés, comme la divagation animale, ou encore la dégradation des terres non inondables (qu’on appelle aussi « terres de diéri », en halpulaar). Ces terres de diéri sont caractérisées, autour du fleuve Sénégal, par un tissu végétal insuffisamment dense pour retenir le sol et empêcher les ravinements. Surtout, le niveau d’investissement (public ou privé) dans l’agriculture est très faible en Mauritanie
Profitant de ces faiblesses structurelles, on observe une politique d’accaparement des terres de la vallée depuis plusieurs années, menée par l’État mauritanien ou par des hommes d’affaires mauritaniens ou des pays du Golfe (avec la bénédiction des autorités). Ils s’appuient pour cela sur les difficultés des producteurs locaux à fournir des titres de propriété – dans un pays où le régime de propriété privée, hérité du droit colonial français, contredit bien souvent le droit traditionnel suivant lequel la propriété est collective, d’appartenance familiale ou tribale.
Alors que cette politique d’accaparement des terres avait semblé à l’arrêt depuis la fin du second mandat d’Abdel Aziz, les tensions ont refait leur apparition sur la question foncière. Au mois de septembre 2020, plusieurs milliers de paysans des communes de Dar El-Barka et Ould Birem, dans la wilaya du Brakna, se sont mobilisés pour faire échec à un projet agricole initié en 2015. Ce projet, qui concernait 3 200 hectares de terres, semblait à l’arrêt depuis lors en raison de la contestation qu’il avait fait naître ; mais il a repris de plus belle en 2020 suite à l’arrivée de machines pour l’aménagement des terrains. Il opposait notamment l’Autorité arabe pour l’investissement et le développement agricoles (AAAID) à des groupes de paysans des deux communes. Le mouvement de protestation s’est avéré payant : au mois de juin 2021, le gouvernement mauritanien a finalement annulé la concession des 3 200 hectares accordée à l’AAAID, et déclaré que dorénavant les réformes foncières prendraient en compte les communautés locales, au même titre que les investisseurs potentiels.
La problématique de l’accaparement des terres est d’autant plus sensible qu’elle fait écho à deux échecs du gouvernement. Un échec sur le front environnemental tout d’abord, avec le piétinement du projet de Grande muraille verte. Ce rideau de verdure, d’une largeur moyenne d’une quinzaine de kilomètres et destiné à s’étirer sur près de 7 800 kilomètres du Sénégal jusqu’à Djibouti pour enrayer la dégradation des terres et la désertification, ne serait réalisé qu’à hauteur de 4% (sur les 11,7 millions d’hectares visés d’ici à 2030). C’est ce qu’a révélé en septembre 2020 le premier rapport d’évaluation commandé par la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification. Et les efforts des uns et des autres pays sont très hétérogènes. Seuls le Sénégal et l’Éthiopie en ont fait des priorités nationales. En Mauritanie, mais aussi au Mali, au Nigeria ou à Djibouti par exemple, les actions se résument à quelques milliers d’hectares de reboisement… presque vingt ans après son lancement officiel en 2002, et malgré plusieurs centaines de millions de dollars mobilisés. En cause : l’absence de portage politique de haut niveau, le manque de moyens humains et financiers des ministères de l’Environnement. Cet ambitieux programme, qui associe les onze pays de la bande sahélienne, ne se résume pourtant pas à un agenda environnemental. Il s’agit d’un ambitieux projet de restauration écologique au service de la lutte contre la pauvreté. Symboliquement, l’échec de ce programme (dont l’Agence panafricaine est installée à Nouakchott) est l’illustration de l’incapacité du régime mauritanien à proposer un projet économique et social qui permettrait tout à la fois de respecter l’environnement et les populations autochtones de la vallée du fleuve Sénégal. Et accessoirement d’assurer l’autonomie alimentaire et de réduire les effets des changements climatiques.
En octobre 2020, c’est la fronde des pêcheurs qui a fait l’actualité. Leurs revendications partaient d’une question bien précise : les pêcheurs artisanaux, qui ont tenu un sit-in le 23 octobre devant le ministère des Pêches et de l’Économie maritime, dénonçaient l’usage du filet de pêche mono-filament dans les eaux mauritaniennes. Sauf que cet épisode a été l’occasion de mettre en lumière les conditions difficiles du métier et d’amener d’autres revendications. Les pêcheurs ont ainsi demandé quelques mesures concrètes pour pérenniser les ressources halieutiques (fortement convoitées par les marines européennes et asiatiques), la mise en place d’une mutuelle et l’octroi de l’assurance-maladie, ou encore la fin de l’exigence des pièces d’identité en remplacement des badges – une mesure qui a un effet discriminatoire sur les étrangers en situation irrégulière et sur les Mauritaniens (essentiellement haratine et négro-mauritaniens) accusant des difficultés à avoir leurs papiers. Sur ce dossier, aucune concession de l’exécutif hormis quelques vagues déclarations et l’envoi de forces anti-émeutes.
Enfin, de plus en plus souvent, des citadins des diverses régions du pays manifestent contre les délestages répétés et les coupures d’eau dans leurs villes, devenus de plus en plus fréquents. De même, lorsque des habitants protestent, au premier trimestre 2020 à Tiwilit dans la wilaya du Trarza, contre le dépôt d’ordures en provenance de la capitale, les autorités publiques répondent par l’intervention musclée des forces de l’ordre. À cheval entre questions sociales et politiques, on peut également évoquer le dossier des veuves et orphelins des 28 militaires exécutés par pendaison le 28 novembre 1990 (jour de la fête nationale), accusés de tentative de coup d’État dans la foulée des évènements et nettoyages ethniques de 1989. Le 29 novembre 2020, alors que le Collectif des veuves et orphelins manifestait pour leur rendre hommage et demander l’annulation de la loi d’amnistie adoptée en 1993, 42 personnes sont arrêtées par les forces de l’ordre. Le prétexte énoncé est que la manifestation n’était pas autorisée. Une réaction qui met là encore en lumière l’incapacité des pouvoirs publics à répondre à des revendications qui semblent pourtant raisonnables.
Des rapports de force défavorables à l’opposition politique et à la société civile sans convergence des luttes
Paradoxalement, alors que l’exécutif se fait attendre pour répondre à toutes ces problématiques, l’opposition ne semble pas au rendez-vous pour répondre au mécontentement social. À l’inverse, depuis la campagne présidentielle qui avait vu se coaliser des forces d’opposition diverses – sans doute motivées par l’espoir de forcer le candidat du régime à un second tour – on observe un émiettement de ces mêmes forces. À commencer par le mouvement IRA-Résurgence du mouvement abolitionniste. Depuis l’élection présidentielle de 2019 au cours de laquelle Biram Dah Abeid, président de l’organisation, était arrivé en deuxième position avec 18,6 % des voix, l’IRA a connu pas moins de deux vagues de défections au sein de ses rangs y compris des responsables de premier plan et des cadres reconnus pour leur engagement au sein du mouvement. Le 15 août 2020 d’abord, plusieurs membres ont annoncé leur retrait dans un communiqué, en raison de la situation générale des mouvements de l’IRA et du parti de la Refondation pour une action globale (RAG), l’aile politique de l’IRA. Ils y dénoncent une concentration des prises de décision par la direction du mouvement, le caractère arbitraire des décisions, le flou de la vision et des changements d’orientation s’agissant des droits humains. Le 16 février dernier, ce sont une dizaine de responsables qui ont également annoncé, lors d’une conférence de presse, leur intention de démissionner et de créer un mouvement politique distinct de l’IRA. Leur motif : le rapprochement avec le pouvoir initié par Biram depuis l’arrivée au pouvoir du président Ghazouani. Parmi les démissionnaires : Balla Touré, qui est resté plus de dix ans secrétaire général du parti RAG, ou encore Biram Ould Bilal Ramadan, ancien vice-président de l’IRA, qui avait été emprisonné avec Biram Dah Abeid durant 18 mois de 2015 à 2016.
Du côté de l’Union des forces du progrès (UFP), héritier du mouvement kadihine des divergences existent depuis 2013, avec la décision du président du parti Mohamed Ould Maouloud de boycotter l’élection présidentielle de l’année suivante. Candidat à l’élection présidentielle de 2019, il n’a obtenu que 2% des voix. Une ligne dissidente, qui s’opposait à la stratégie du boycott en 2013, réunit plusieurs cadres du parti, parmi lesquels le secrétaire général Moustapha Ould Badreddine (mort en 2020) et la vice-présidente et parlementaire Kadiata Malick Diallo. En 2019, certains dissidents ont été suspendus pour trois mois pour « manque de discipline ». Des discussions seraient en cours autour de la création d’un nouveau parti par le groupe minoritaire, se revendiquant des idéaux de gauche hérités des kadihines, mais elles piétinent depuis plusieurs années.
Dans un autre pan de l’opposition politique, on assiste depuis l’élection présidentielle à une dissension au sein de la Coalition vivre ensemble (CVE), qui avait présenté un candidat unique en la personne de Kane Hamidou Baba, arrivé quatrième avec 8,7 % des suffrages exprimés. Cette coalition est née après les élections législatives de septembre 2018 et regroupe un ensemble de formations politiques qui souhaitaient travailler sur la question foncière, sur l’esclavage, sur les droits humains, sur le passif humanitaire, ou encore sur le régime politique. De fait, la coalition regroupe essentiellement des formations à composante majoritairement négro-mauritanienne, mais pas uniquement (par exemple le parti Front populaire). Elle est donc parvenue à présenter un candidat, Kane Hamidou Baba, issu du mouvement pour la refondation (MPR) – et ce malgré des tensions au moment de sa désignation, face à la candidature de Samba Thiam, membre des Forces progressistes pour le changement (FPC).
Rapidement après l’élection présidentielle, des dissensions sont apparues, au point de provoquer une scission de la coalition. D’une part, au sein de ce qui reste de la CVE, on trouve aujourd’hui le MPR de Kane Hamidou Baba et quelques organisations mineures tel le parti L’Union pour la réconciliation des communautés en Mauritanie (Dental Kaaldigal Leƴƴi Muritani, DEKALEM). De l’autre, une nouvelle plateforme d’organisations, la Coalition vivre ensemble/Vérité et réconciliation (CVE/VR), réunit les partis et mouvements dissidents de la CVE, tels que le FPC, l’Alliance pour la justice et la démocratie/Mouvement pour la rénovation (AJD/MR), ou encore Touche pas à ma nationalité. Interrogée le 14 juin 2021 à Nouakchott, Dieynaba Ndiom, membre du parti FPC, explique ainsi cette rupture au sein de la coalition : « Notre erreur, je pense, est de ne pas avoir structuré la coalition avant l’élection présidentielle, en désignant une personne à la présidence tournante, pour distinguer le candidat à la présidentielle de la direction de la CVE sur le long terme. Pour nous, la présidentielle n’était qu’une étape ».
Une expérience locale a pourtant bien suscité certaines attentes. Il s’agit de la mairie de Sebkha, l’une des communes de Nouakchott, historiquement opposante au pouvoir central national. L’élection municipale de 2018 y a permis la victoire d’Aboubacar Soumaré (dit AKA) sous l’étiquette de l’Avant-garde des forces de changement démocratique (l’AFCD), un parti d’opposition. Novice en politique, il s’était fait connaître dans la commune par des actions auprès des habitants et auprès des jeunes (notamment pompage des eaux durant les pluies et construction du stade Arena). Ingénieur de formation, métisse issu de la communauté soninké, son élection avait cela d’atypique qu’elle ne répondait pas à une logique communautaire mais d’abord et avant tout à des attentes concrètes des habitants quant à l’amélioration de leurs conditions – dans un territoire stigmatisé au sein de Nouakchott, qualifié de « ghetto » par ses résidents et réputé pour son insécurité chronique et grandissante.
Mais la dynamique attendue n’a pas été au rendez-vous. Plusieurs facteurs sont en cause : la déception des jeunes suite au soutien d’AKA à l’élection de Ghazouani en 2019, l’opposition systématique du ministère de l’Intérieur et du hakem (le préfet) aux initiatives du nouveau maire de Sebkha, l’incapacité de ce dernier à faire annuler les contrats de gestion du marché central du quartier dit Cinquième et du marché des pêcheurs au profit de la mairie, la crise du Covid-19 qui a fortement ralenti les revenus de la mairie, etc. Devant les difficultés qui caractérisent son mandat municipal, la candidature d’AKA à un deuxième mandat est loin d’être garantie. En outre, le maire de Sebkha n’a jamais exprimé d’ambitions nationales, et il n’y a pas de demande citoyenne dans ce sens. Le plus probable est donc que cette expérience constitue une parenthèse sans suite dans la vie locale à Nouakchott.
Ainsi, le semblant de stabilité observé en Mauritanie paraît d’autant plus fragile que des évolutions du contexte économique et social sont en cours, mais qu’elles ne semblent ni réellement anticipées ni structurées autour d’une vision politique cohérente. Entre outre, les crises de cette dernière année révèlent les faiblesses du tissu économique local et, ajoutées aux impacts de la pandémie de Covid-19, elles pourraient entraîner mécontentements et instabilité à l’occasion de nouveaux épisodes similaires. La poursuite d’une politique économique fondée sur les revenus des grands projets extractifs – dépendants d’infrastructures et de main d’œuvre qualifiée permises par des capitaux étrangers – n’est d’ailleurs pas pour donner des gages de durabilité.
Parmi les reconfigurations en cours, on notera que l’or est passé en tête des exportations de la Mauritanie en 2020, devant le fer et le poisson, en termes de revenus de devises fortes. C’est ce que révélait le rapport économique et financier joint au projet de loi de finances pour l’année 2021, qui mettait par ailleurs en lumière une baisse des revenus tirés du fer, du poisson et du cuivre. La perspective de l’exploitation du grand champ de gaz naturel « Grand Tortue / Ahmeyim-GTA », partagé entre la Mauritanie et le Sénégal et qui devrait démarrer en 2023, annonce encore d’autres bouleversements. La production annoncée est, à terme, de dix millions de mètres cubes par an sur une dizaine de puits, pour près de 90 milliards de dollars de revenus sur la période d’exploitation (qui devrait s’étaler sur une vingtaine d’années). Sauf qu’à l’image d’autres pays rentiers tels que le Nigeria, l’Algérie ou l’Angola, qui ont bénéficié de revenus conséquents sans s’attaquer aux dysfonctionnements de l’économie réelle et à la corruption, il est probable que les revenus du gaz viennent d’abord et avant tout renforcer le régime et ses élites. Et avec lui, la brutalisation d’une société inégalitaire, avec une hausse des prix, une progression de la ségrégation urbaine et de phénomènes de marginalisation (mendicité, criminalité et prostitution). Sans compter les convoitises qu’entraîne une telle ressource, dans une région déjà marquée par l’instabilité et les tensions sur les ressources naturelles.
Pour lire l'article-source sur la revue L'Année du Maghreb, dans la rubrique Chroniques politiques - Mauritanie, cliquez sur La Mauritanie de Ghazouani : l'illusion de l'alternance (de Jorge Brites, Camille Evrard, Paul Melly et Erin Pettigrew).