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Par Jorge Brites.

« Sincèrement, aujourd’hui, je ne serais pas capable d’aller vivre ailleurs ». C’est en ces termes que s’exprime Gabi, Roumaine âgée de la cinquantaine et résidente en Guinée-Bissau depuis plus de trente ans. Comme bon nombre de gens originaires du Bloc socialiste, elle a vu passer dans les années 70 et 80 des étudiants ou travailleurs africains, dans le cadre d’accords de coopération. À la différence qu’elle s’est éprise de l’un d’eux, au point de le suivre dans son retour en Guinée-Bissau pour vivre avec lui. Et de s’attacher sincèrement au pays.

Arrêtons-nous sur le regard original de deux migrantes amoureuses, porté sur la Guinée-Bissau – un pays qui fait d’ordinaire si peu parler de lui, hormis pour ses coups d’État (six tentés ou réussis depuis l’indépendance), pour son niveau de pauvreté et pour sa réputation de plaque tournante des trafics de drogues.

Pays d’Afrique de l’Ouest grand comme la Belgique et situé entre le Sénégal et la Guinée-Conakry, la Guinée-Bissau est une ancienne colonie portugaise, devenue indépendante en 1974 à l’issue d'une décennie de guerre de libération qui a connu son dénouement avec la Révolution des Œillets au Portugal. Durant la lutte de décolonisation, démarrée en 1963, les indépendantistes bissau-guinéens et leur leader Amílcar Cabral ont orienté le pays sur la voie du socialisme, comme l'ont d'ailleurs fait la plupart des mouvements d'émancipation dans les anciennes colonies portugaises.

Le ralliement au Bloc socialiste, motivé à la fois par une conjonction d’intérêts et par une proximité idéologique, leur a notamment fait bénéficier d’appuis logistiques et humains de l’URSS et de Cuba durant la guerre. Il a aussi permis à bon nombre de Bissau-Guinéens de partir se former en Europe de l'Est ou à Cuba. Nous présentions déjà dans un précédent article le cas des travailleurs mozambicains revenus de République Démocratique d'Allemagne : « MadGermanes » : au Mozambique, l'injustice des travailleurs revenus d'Allemagne de l'Est perdure.

Ces séjours ont, comme tout expérience humaine de masse, naturellement provoqué des bouleversements dans la vie de nombreuses personnes, des rencontres, des surprises, des déceptions… et des histoires d’amour.

Nous avons choisi de rapporter le témoignage et le regard de deux femmes que l’amour a conduit dans ce pays improbable : l’une est Roumaine, venue en août 1984 ; l’autre est Cubaine, arrivée en janvier 1986.

Gabi Cassama, dans son auberge à Buba le 08 août dernier.

De la Roumanie aux lagunes de Cufada : le goût de la tranquillité pour Gabi Cassama

Une auberge aux conditions appréciables, au bord des lagunes de Cufada, dans le sud du pays… C’est dans ce cadre que nous croisons Gabi, notre hôte. Au mois d’août dernier, elle a célébré ses 33 ans de résidence dans le pays. Venue suivre un jeune bissau-guinéen parti étudier en Roumanie dans le cadre de la coopération entre pays du Bloc socialiste, elle nous explique : « Mon mari est économiste […]. Il était allé étudier en Roumanie. Après deux ou trois semaines là-bas, la Guinée-Bissau a conquis son indépendance. Parce qu’à l’époque, les pays du bloc de l’Est appuyaient les causes de l’indépendance ».

Elle nous explique que son départ pour l’Afrique avait alors suscité beaucoup de réticences de sa famille : « Ils ont trouvé ça très bizarre, très bizarre vraiment. Mais patience. C’est la jeunesse, "aventurière" ! Parce qu’aujourd’hui, je ne sais pas si j’en serais capable ». L'incompréhension et le fossé culturel ont perduré par-delà les années : « Depuis 1984, aucun membre de ma famille n’est venu, personne. Ils ont cette idée que l’Afrique, c’est je-ne-sais-pas-quoi. […] En Roumanie, vous ne trouvez presque pas d’Africains. Si dans une grande ville, vous croisez un Africain ou deux, c’est déjà beaucoup. Parce que ce mélange, cette tendance à la migration, c’est pour l’Occident… »

Pour autant, à la question de savoir si l’intégration a posé des difficultés, sa réponse est sans appel : « Non ! C’est un peuple tellement simple, tellement simple. Rien de cela. Nos problèmes ici viennent des politiciens, des militaires, de la guerre pour le pouvoir, mais le peuple n’a rien, il est tellement humble, tellement hospitalier… Que du bon ! Sous réserve de respecter leur tradition, leur culture, et qui suis-je pour me mettre dans leur vie ? C’est vrai, n’est-ce pas ? Au contraire, ils ont un certain respect pour les Blancs. La seule chose que je n’aime pas, c’est quand ils m’appellent "Blanc ! Blanc ! Blanc !" » Elle poursuit la description de son acclimatation en évoquant l'apprentissage d'une langue nouvelle : « J’ai appris créole d’abord. Mon mari étudiait en Roumanie, il parlait donc le Roumain, et il suivait tous ses cours en Roumain. Mais ici, la langue du quotidien et même jusqu’au Parlement, c’est le créole. Je parle même créole mieux que beaucoup de Guinéens. Parce que beaucoup de Guinéens ont un accent précis à cause de la langue maternelle. Mais n’ayant pas de langue maternelle ici, alors mon créole est le vrai créole ».

Son train de vie traduit une adoption de cœur : « Sincèrement, aujourd’hui, je ne serais pas capable d’aller vivre ailleurs. Je vais en Europe, ça va pour passer des vacances ». Cet attachement vaut non seulement pour son pays d’adoption, mais également pour le mode de vie et la conception de l’existence que semblent porter les Bissau-Guinéens : « Moi aujourd’hui, cette vie de fou en Europe, de course d’un côté à l’autre, ça non ! Je commence à avoir le vertige, je vais faire quoi ? Rester enfermée dans une chambre de trois mètres carrés ? J’en tomberais malade, je ne supporterais pas. J’aime ici, mes fleurs, la forêt, la mer, je fais ma vie et je n’ai pas un jour où je n’ai rien à faire, même quand je n’ai pas de clients [à l'auberge]. J’ai un chantier là, j’ai des plantes ici, nous avons derrière la maison un petit bras de terrain où je cultive n’importe quoi. C’est très agréable pour moi, ça contribue beaucoup à ma santé. […] Un Blanc était un jour venu, et m’a demandé : "Mais qu’est-ce que vous faites ici, au bout du monde ?" Et moi : "Mais qui vous dit que c’est le bout du monde ? Vous vous trompez bien. On va parler demain matin et vous allez voir qu’ici, c’est le début du monde". On était à la saison sèche. Le lendemain matin, quand on s’est réveillé, c’était tellement beau, l’eau comme ça, le soleil naissant, les oiseaux à chanter… Alors l’homme m’a regardé : "Madame, vous avez raison, ici c’est le début du monde". Je lui ai dit : "C'est vous qui venez du bout du monde, là, avec votre pollution, cette vie à courir"... Il venait du Portugal ».

Parc National des Lagunes de Cufada.

Parc National des Lagunes de Cufada.

Pour Gabi, la Guinée-Bissau a assez peu changé depuis son arrivée dans les années 80. Outre les faiblesses de la classe politique, elle l’explique par une simplicité du mode de vie villageois : « La Roumanie et la Guinée-Bissau ne se comparent pas, ce sont des mondes complètement différents. [...] Beaucoup de villages n’ont pas d’électricité. […] La présence de l’État ne se note presque pas en Guinée-Bissau. Au-delà de ça, si l’on analyse les maisons des gens, parfois c’est la négligence des gens eux-mêmes. C’est leur habitude, leur culture. Regardez par exemple cette année. Nous avons ici un produit très recherché pour être commercialisé : la noix de cajou. Et la noix de cajou, cette année, a eu un très bon prix (1 000 francs CFA le kg, contre moitié moins en 2016). Il y a des personnes qui en ont tiré plus de 100 000 ou 50 000 euros, pour une seule famille. Des gens de la tabanka [terme local pour désigner la brousse], du village ! Mais ils vont continuer dans leur petite vie, parce que c’est leur culture ».

Et notre interlocutrice d'ajouter : « Il faut y ajouter un facteur climatique. Vous avez un édifice, vous allez dire qu’il est prêt à tomber. Mais ce n’est pas exactement ça. Après six mois de pluie, ça n’aide pas du tout ! Et mon impression, quand je vais en Europe et que je reviens, est de voir tout peint de couleur obscure, mais c’est ce facteur climatique qui n’aide pas ».

Le lac de Cufada, au cœur du parc national éponyme.

Le lac de Cufada, au cœur du parc national éponyme.

L’affection manifeste que Gabi a tissée pour ce pays ne suffit pas à occulter les décalages culturels, toujours réels après plus de trente années de vie bissau-guinéenne. Ils sont d'ailleurs totalement assumés, notamment sur la conception du temps et du travail : « Ici, la nature donne tout. Vous savez ce qu’est le problème de Guinée-Bissau ? C’est la paresse avant tout. […] Il y en a qui travaillent, mais pas ce travail auquel on est habitué. […] Vous n’imaginez pas à quel point ça me paraissait bizarre, à moi qui sortais d’un pays communiste. Vous n’avez pas idée de ce qu’est un pays communiste ! C’était du travail, toujours plus de travail, plus de travail. Et grâce à Dieu, le travail dans lequel j’ai grandi et auquel j’ai été habitué ne m’a pas trop fatigué la vie. Parce que le travail pour moi, c’est normal. Sans travail, on ne fait rien. Il ne tombe que la pluie, rien d’autre du ciel. Mais ici, les gens se lèvent le matin, et vous allez les voir assis, à attendre, attendre je-ne-sais-quoi. Mais attendre je-ne-sais-quoi ! Attendre, attendre, attendre. Eh bien ça me faisait bizarre : est-ce qu’ils n’ont donc rien à faire ? Alors qu’en Europe, et même moi ici, quand je me lève le matin, je suis pressée [...], mais je finis par regarder l'horloge et par dire que l’heure passe. Vous voyez ? Parce que j’ai tout planifié ». Elle ajoute que « même après 33 ans en Guinée, cette habitude de se lever et de s’asseoir, avec les ordures autour de la maison, et tout en désordre » continue de la laisser perplexe. « La pauvreté, c’est une chose, le rangement c’est autre chose, ça n’a rien à voir. Depuis 33 ans en Guinée, je ne m’y suis pas habitué, j’aime voir des belles choses, et des choses simples. […] Ici, les gens pleurent le travail, mais il y a de nombreuses possibilités de travail [...] ». Elle évoque des activités simples qu'elle a identifié comme potentiellement génératrices de revenus, telles que la récupération de feuilles de palmier pour la fabrication de balais traditionnels, ou encore la vente de fruits tropicaux.

Et d’ajouter un chef d’accusation à destination des commerçants originaires de Mauritanie, les Maures, installés pour faire du commerce, parfois depuis plusieurs décennies : « Il y a cette habitude de boire le thé que les Nars [terme utilisé en Afrique de l'Ouest pour désigner les Maures] ont introduit. Ils appellent ça "ouargâ". Avec la viande de mouton ! »

Pour autant, la perspective de quitter la Guinée-Bissau et son cadre de tranquillité n’est pas une option : « Revenir oui, mais y aller et rester, non. Déjà, je ne supporte pas le climat [de Roumanie]. […] Vous n’imaginez pas ce qu’est le climat de mon pays. Il y a des jours en hiver où il fait moins 30 ou moins 40. Imaginez, l’année passée je suis arrivée le 15 avril, et je suis tombée malade quinze jours. […] Il faisait 40 degrés ici, et quinze là-bas. Je suis tombée tellement, tellement malade. J’aime passer là-bas quelques mois, mais les "bons" mois, ceux d’été. […] Le 22 août, je [complète] 33 ans en Guinée-Bissau. Je ne dirais pas que la balance est positive, ni qu’elle est négative. Qu’est-ce que je peux dire ? C’est dommage en fait, avec ce potentiel. Comme je vous disais, je ne serais pas capable d’aller vivre dans un autre endroit. Avec toutes les difficultés – et on a beaucoup de difficultés –, je ne serais pas capable de vivre ailleurs. Le rituel est celui du jour-le-jour ».

Adelaïda D'Almeida, au port de Bissau le 13 août dernier.

De Cuba à Bissau : une vie de cadre juriste en capitale africaine

C’est sur un bateau en partance de Bissau, pour l’archipel des Bijagos qui fait face à la capitale, que nous faisons la connaissance d’Adelaïda D'Almeida. Originaire de Cuba, cette avocate et consultante juriste a aujourd’hui son propre cabinet à Bissau, et part pour l’île de Bubaque où elle a acheté depuis un an une résidence secondaire. Arrivée dans le pays à 22 ou 23 ans, en janvier 1986, Adelaïda nous décrit son parcours : « J’étais alors diplômée en droit à La Havane. Avec mon mari, nous avons travaillé un an à Bissau, pour l’administration publique ; puis un an à Lisbonne, avant de revenir de nouveau à Bissau ». Et d’ajouter avec un sourire : « J’ai trois enfants aujourd’hui, qui sont grands : le premier est né à Cuba quand nous y étions encore avec mon mari, le deuxième à Lisbonne, et le troisième à Bissau ».

Dans ce pays qui a rejoint depuis 1997 la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en adoptant par la même occasion le Franc CFA, le récit qu’elle nous fait de ses premiers temps à Bissau semble nous ramener bien loin dans l'Histoire : « Je suis arrivée de nuit, et on m’a d’abord amenée dans un village où se trouvaient des membres de la famille de mon mari. Et comme il n’y avait pas d’électricité, qu’il n’y avait pas de goudron, pas d’infrastructures, je me suis dit : "en fait, c’est vraiment l’idée que j’avais de l’Afrique". C’est après, quand je suis arrivée à Bissau, que j’ai vu qu’il y avait une ville, moderne, avec des infrastructures. […] Il faut savoir que la monnaie alors était tellement faible que nous étions rémunérés avec des sacs de riz. Nous en avions en trop grande quantité, puisqu’on nous payait pour chaque travail que nous réalisions. Or, le riz était un bien de consommation très demandé. Nous pouvions donc pratiquer le troc et nous procurer beaucoup de choses ».

À la question de savoir si son départ, il y a trois décennies, a suscité des réactions de la part de sa famille, sa réponse est plus nuancée que celle de Gabi : « Le décalage culturel avec Cuba n’était pas trop grand. Peut-être que si mon mari n’avait pas été chrétien, cela aurait un peu compliqué les choses. Mais globalement, ça n’a pas posé de gros souci ». Pour autant, aucun membre de sa famille n’est venu, elle non plus, lui rendre visite en plus de trente années. « Ma mère a voulu venir en 1998. Mais après, il y a eu une tentative de coup d’État qui s’est suivi de plusieurs mois de guerre civile, et ça l’a découragée ».

Au contraire de Gabi, Adelaïda affirme que la Guinée-Bissau a beaucoup changé. « Contrairement à Cuba ! », ajoute-t-elle, avant de préciser : « Cuba a beaucoup avancé dans les années qui ont suivi la Révolution, mais elle stagne depuis très longtemps. Les dernières réformes, ce n’est rien, et ce n’est que sous la pression américaine. Ce n’est pas la classe politique actuelle qui apportera le changement. Les enfants de ceux qui ont fait la Révolution n’en ont pas du tout hérité des valeurs ».

Le port de Bissau.

Le port de Bissau.

Quant à savoir si elle a compté, depuis son arrivée et son installation en 1986, des déceptions, Adelaïda porte d’abord la question sur le plan personnel : « Mon divorce. C’est mon mariage qui m’avait amené ici tout de même. Mais ce n’est pas vraiment une déception en fait… C’est juste la vie ». Avant de revêtir sa cape de juriste : « Ici, il y a un vrai problème dans la corruption. Plus encore que la police, qui est très faible, ce sont les douanes, les tribunaux et les mairies qui sont vraiment marqués par la corruption ». Elle pousse plus loin sa lecture de la réalité bissau-guinéenne : « Vous savez, la corruption du secteur de la Justice, c’est comme le Sida de l’administration d’un pays. Parce que comme ce virus, elle détruit les garde-fous, les défenses immunitaires. C’est vraiment l’une des évolutions négatives que je vois ».

Portrait du leader indépendantiste Amílcar Cabral, dans les rues de la ville de Gabú.

Portrait du leader indépendantiste Amílcar Cabral, dans les rues de la ville de Gabú.

Le soleil se couche à présent dans le ciel bissau-guinéen, offrant aux habitants de l'archipel des Bijagos un horizon qui porte en lui toute la plénitude et la tranquillité de la Guinée-Bissau. Demain matin, il se lèvera à nouveau sur le calme paisible des eaux et de la canopée de Cufada, rappelant aux habitants de la région qu'ils ont le privilège de vivre au « début du monde ». Nous laissons à leur quotidien Gabi et Adelaïda, la première face à ses lagunes dans son auberge, la seconde face à ses îles dans sa résidence secondaire. Comme dit le proverbe pulaar (l'une des langues du pays), Ko woni yésso dadani guité (ce qui est devant toi n'échappera pas au regard). L'avenir est donc devant la Guinée-Bissau, et tout le potentiel est là pour qu'il soit synonyme de prospérité comme le souhaitaient les leaders de la lutte pour l'indépendance.

Crépuscule vu depuis Bubaque, l'île la plus peuplée de l'archipel des Bijagos.

Crépuscule vu depuis Bubaque, l'île la plus peuplée de l'archipel des Bijagos.

Tag(s) : #International, #Histoire
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