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Par Jorge Brites.

Le 31 janvier 2020, le Parlement mauritanien a décidé la mise en application d'une modification de son règlement intérieur, adoptée en juillet de l’année précédente : la traduction du français n’y serait désormais plus assurée. Les députés et citoyens francophones, majoritairement issus des communautés dites négro-mauritaniennes (peule, wolof et soninké), y voient pour beaucoup une étape de plus dans la politique d’arabisation des institutions, des administrations et de l’enseignement – politique qui s’appuie sur la marginalisation de la langue française. Dans un communiqué publié le 5 février 2020, l’Assemblée se défendait d’interdire l’usage du français au sein de l’hémicycle, et évoquait « un impératif technique » pour justifier cette modification, précisant : « Sur demande de certains députés et en conformité avec les exigences de notre règlement intérieur, le service d’interprétariat ne peut plus assurer la traduction au-delà de quatre langues : les trois langues nationales (pulaar, soninké et wolof) et la langue officielle, en l’occurrence l’arabe ».

Ce débat, qui n’est pas nouveau, traduit un malaise quant aux motivations réelles du pouvoir dans sa politique linguistique. Comme bon nombre d’anciennes colonies françaises sur le continent africain, la Mauritanie est confrontée aux défis de « faire société » entre des composantes anciennes, mais dans des frontières relativement nouvelles. Le concept d’« État-nation », hérité de la période coloniale et inadapté aux réalités ouest-africaines, est manipulé pour servir le pouvoir en place, quitte à empoisonner les relations intercommunautaires et à créer un climat malsain empreint de racisme et de discriminations. Pourtant, une promotion du multilinguisme, de la diversité des récits historiques et d’une justice sociale pourraient constituer un horizon enthousiasmant pour la société mauritanienne.

Le choix appliqué au fonctionnement de l’Assemblée nationale n'est pas si absurde qu'il n'y paraît, mais il met en exergue un vide du droit mauritanien : la langue française, héritée de l’ancienne puissance coloniale, est utilisée au jour-le-jour par bon nombre d’administrations, de citoyennes et citoyens, d’entreprises, de médias, d’ONG et d’acteurs diplomatiques, aux côtés de l’arabe ou du hassanya (le dialecte arabe local). La Mauritanie est même membre de l’Organisation Internationale de la Francophonie, selon laquelle le pays comptait, en 2015, 12,75% de locuteurs. La langue française n’y dispose pourtant d’aucun statut ni d’aucune reconnaissance. Ni comme langue officielle, ni comme langue administrative, ni comme langue nationale.

La question des langues, pour plusieurs raisons, constitue un enjeu de crispation politique et culturelle parce que, dans une vision simpliste de l’État-nation (telle qu’héritée de l’ancienne puissance coloniale : un État, une nation, une langue, une culture, un récit national), la langue devient un instrument potentiel de domination politique. En 1960, lorsque le pays accède à l’indépendance, Nouakchott est encore en construction et la Mauritanie doit compter sur les services de fonctionnaires, majoritairement négro-mauritaniens et francophones ayant servi à Saint-Louis du Sénégal (qui était la capitale administrative de la colonie, l’Afrique Occidentale française jusqu’en 1902, puis le Sénégal et la Mauritanie jusqu’en 1958). À partir des années 1970, le pouvoir mauritanien, largement dominé par quelques membres de la communauté maure, va progressivement ancrer sa diplomatie vers le monde arabo-musulman, ce qui va favoriser l’arabisation du pays : sa reconnaissance par le Maroc (qui revendiquait la restauration d’un « Grand Maroc » allant jusqu’à Saint-Louis) en 1969 ouvre la voie à l’entrée de la Mauritanie dans la Ligue arabe en 1973, puis plus tard, en 1989, à sa participation dans la création de l’Union du Maghreb Arabe (UMA). Dans le même esprit, et malgré le peu de consistance de l’UMA, elle quitte en 2000 la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest.

Entretemps, les années 1980 et 1990 sont passées par là, et ont vu une dégradation sensible des relations intercommunautaires. Dès 1983 sont créées les Forces de Libération Africaine de Mauritanie (FLAM), organisation clandestine qui sera notamment à l’origine de la publication, en avril 1986, du Manifeste du Négro-Mauritanien opprimé, qui condamne la domination politique et économique des Maures sur la population dite négro-mauritanienne et qui dénonce l’arabisation croissante de la société mauritanienne. Pour ce texte, en septembre 1986, une vingtaine de personnes sont condamnées à de lourdes peines de prison (allant de six mois à cinq ans) pour « atteinte à l’unité nationale ». Le 22 octobre 1987, une tentative de coup d’État par un groupe de militaires issus de la communauté peule est avortée. Le pouvoir saisit cette opportunité pour opérer des purges au sein de l’armée et de l’administration, qui ciblent prioritairement des Négro-mauritaniens. Le pic de tensions est atteint en 1989, année au cours de laquelle des accrochages à la frontière sénégalo-mauritanienne provoquent des violences de part et d’autre du fleuve Sénégal, des milliers de victimes et des déplacements importants de population : 160 000 Mauritaniens, dont beaucoup de Maures et de Haratines (descendants d’esclaves au sein de la communauté maure), doivent regagner la Mauritanie, tandis que 70 000 Sénégalais sont renvoyés dans leur pays. Le régime de Nouakchott, aux mains du président Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya (1984-2005), réputé proche de Saddam Hussein et influencé par la pensée panarabe du mouvement baathiste, profite de la confusion pour expulser de la capitale et de la vallée du fleuve de nombreuses familles mauritaniennes, notamment peules et wolofs, pourtant présentes sur le territoire de longue date. Jusqu’à nos jours, certaines d’entre elles demeurent désespérément dans l’attente que leur citoyenneté et leurs terres leur soient restituées.

Vue sur la ville de Kaédi, particulièrement marquée par les violences durant les évènements de 1989.

Vue sur la ville de Kaédi, particulièrement marquée par les violences durant les évènements de 1989.

Le choc de ces évènements, auquel on peut ajouter la pendaison de 28 militaires négro-mauritaniens le 28 novembre 1990 et de nouvelles purges dans l’armée, a évidemment marqué durablement les relations intercommunautaires. La dissymétrie du travail de mémoire d’une communauté à l’autre constitue un écueil profond à la construction de l'unité nationale. D’autant qu’elle ne touche pas que la relation entre Maures et Négro-mauritaniens ; il existe également un ressentiment, chez ses derniers, vis-à-vis de la communauté haratine, accusée d’avoir fait « le sale boulot » en 1989 lors des violences et des rafles dans les quartiers de Nouakchott. À la mémoire vivante entretenue par la communauté peule, fait face au sein de la communauté maure un silence qui, d’un interlocuteur à l’autre, s’explique soit par le déni (souvent agrémenté d’un rappel des souffrances des Maures résidant à l’époque aux Sénégal), soit par un certain désintérêt, soit par une méconnaissance sincère des évènements. Cette question de la mémoire (et son corollaire : celle des réparations et de la justice) est d’autant plus problématique que pour beaucoup de Mauritaniens, le régime discriminatoire persistant à l’égard des Noirs (dans l’accès aux papiers, l’accès à la terre, les contrôles policiers quotidiens, la représentation dans les médias, les politiques linguistiques dans les institutions publiques et l'administration, etc.) s’inscrit dans la continuité des évènements des années 1980.

L'histoire peut se discuter, ou du moins son récit peut faire l'objet de débats et de nuances. D’aucuns rappellent par exemple qu’à l’occasion des évènements de 1989, chaque communauté n’a pas constitué un bloc monolithique, et que des personnalités peules ont aussi collaboré avec le pouvoir en place (et en ont probablement profité pour s’enrichir). On peut avancer que le racisme n’est pas à sens unique, que les mariages endogames et les préjugés concernent également les relations entre communautés noires. On peut discuter longtemps de la réalité ou du fantasme du racisme anti-Noirs, de son ampleur dans les sphères de pouvoir, dans la police, etc. Ou encore de l’image renvoyée par les médias en termes de représentations. On peut discuter de tout cela. Mais le sentiment de racisme, lui, est bien là. La perception du racisme, reflétée par les nombreux témoignages de citoyens noirs tout comme de résidents d’origine subsaharienne (Sénégalais, Maliens, Ivoiriens, etc.), est bien réelle. De même, on peut discuter de la réalité d'un racisme anti-Maures ou de rapports intercommunautaires plus complexes que ne le présentent certains leaders de l'opposition (négro-mauritanienne). L'idée n'est pas ici d'accabler un groupe plus qu'un autre, mais simplement d'accréditer l'idée que, compte tenu des rapports de pouvoir dans le pays, la balle se trouve plutôt du côté de la communauté maure en matière d'apaisement et de dialogue. Compte tenu notamment du fait que le discours officiel et les manettes de l'appareil d'État sont aujourd'hui le monopole de quelques membres de cette communauté, qui attisent les tensions identitaires pour mieux asseoir leur pouvoir. La manipulation du concept de « nation » au profit d'un récit national tournant essentiellement autour de la communauté maure, qui de surcroît jette ses bases sur une supposée arabité à moitié fantasmée, nuit aux relations intercommunautaires dans leur ensemble – même si elle n'empêche pas quelques familles des autres communautés de trouver aussi leur place et de s'enrichir dans ce régime opaque et clientéliste. Cela est d'autant plus déplorable que bon nombre de Mauritaniens ne demandent qu'à avancer dans un pays apaisé et uni.

Mosquée dans le quartier soninké de Gattaga, à Kaédi, dans la Région (Wilaya) du Gorgol.

Mosquée dans le quartier soninké de Gattaga, à Kaédi, dans la Région (Wilaya) du Gorgol.

Symboles, mémoire, disparités : les nombreux clivages de la société mauritanienne

Les tensions intercommunautaires sont particulièrement palpables dans quelques domaines de la vie politique et sociale. La question de la mémoire en fait partie. Mémoire récente, mais également mémoire plus ancienne. À cet égard, le choix des noms des communes et des rues de Nouakchott depuis l’indépendance est illustratif, puisqu’ils sont pour la plupart en langue arabe ou font référence aux pays ou à l'histoire du monde arabe. On peut par exemple citer les communes d’El Mina, d’Arafat ou de Riyad, ou encore le rond-point Al-Qods en face de l’Ambassade des États-Unis. Or, la ville et les territoires, dans l’imaginaire historique et culturel auquel ils renvoient et dans leur aménagement, devraient toujours être pensés sous le prisme de l’inclusivité, pour permettre de « faire société » : intégrer des références aux communautés négro-mauritaniennes, rendre hommage aux femmes de l’histoire du pays, permettre l’accessibilité aux droits et aux lieux à tout un chacun (y compris les plus démunis et les personnes handicapées), assurer la mobilité de toutes et tous en sécurité, etc.

Idem pour le choix d’un hymne national en arabe classique (et qui glorifie l'arabité), et d’un drapeau auquel il a été ajouté deux bandes rouges en 2017 (en référence aux martyrs de la résistance à la présence coloniale – essentiellement maures), qui n’est évidemment pas anodin. Leur adoption, consacrée par le référendum de 2017 sur les symboles de l’État, a d'ailleurs suscité des réactions très contrastées (en fonction des communautés) ; on peut citer l’artiste Yero, du groupe de rap Minen Teye, qui déclarait alors sur son compte Facebook que les bandes rouges du drapeau feraient référence, pour lui, aux victimes des évènements de 1989-1990. Le nouvel aéroport de Nouakchott, baptisé Oum-Tounsi en juin 2016, fait aussi référence à l’histoire de la résistance maure.

La Mauritanie est certes une « nation jeune », puisque le pays avant 1960 n’a jamais existé tel quel dans ses frontières actuelles, mais elle compte sur des composantes anciennes. Les symboles de l’État, qui font référence à leur histoire, doivent respecter ces composantes pour permettre de rassembler. Cela est-il possible dans la configuration actuelle ? La Constitution identifiant quatre langues nationales (c’est-à-dire constitutives de la nation mauritanienne), est-il logique que ces langues ne se retrouvent pas dans l’hymne national ? N’aurait-on pu imaginer un hymne national multilingue, composé par des artistes, poètes, chanteurs, rappeurs, des différentes communautés, qui permette de disposer, à la fin, d’un produit comptant des strophes de chaque langue nationale ? Et donc, dont chaque citoyen mauritanien serait en mesure de chanter et de comprendre au moins une strophe, avec des références qui le touche dans son identité culturelle.

La question des langues, nous l’avons dit, nourrit ces tensions parce qu’elle est perçue comme un moyen pour le pouvoir de marginaliser des communautés non-arabophones. Le secteur le plus emblématique est peut-être celui de l’éducation. L’enseignement public se fait théoriquement sur un format bilingue, soit en arabe (pour les matières littéraires et les sciences humaines), soit en français (notamment les matières scientifiques). Dans les faits, de nombreux enseignants accusent un niveau de français catastrophique ; quant aux arabophones, ils enseignent le plus souvent en hassanya, le dialecte arabe local, et non en arabe. À l’Université de Nouakchott Al-Aasriya, délocalisée depuis quelques années à la frontière nord de Nouakchott (loin, bien loin des quartiers périphériques les plus précaires de la capitale), les étudiants non-arabophones se plaignent d’un recul régulier du français, y compris dans des matières jusque-là dispensées dans cette langue, tels que le droit, la sociologie et l’économie. Comme partout ailleurs, l’arabisation est ici perçue comme un outil supplémentaire pour marginaliser les communautés noires.

Il faut préciser que ce sentiment de marginalisation et de discrimination se nourrit aussi d’une situation sociale fortement marquée par les inégalités. Nouakchott est très illustrative de cette réalité, puisqu’on y observe un contraste de richesses assez criant. Certaines communes périphériques (telles que Sebkha, El Mina, Riyad ou Dar Naim), fortement paupérisées, frappées d’insécurité, en grande partie plongées dans l’obscurité à la nuit tombée, accusent un manque de services publics de base. D’autres communes à l’inverse, telles que celles de Tevragh-Zeina, Teyarett ou du Ksar, concentrent les lieux de pouvoir, disposent de davantage de services publics et bénéficient plus systématiquement de travaux d’aménagement publics. Or, un simple tour dans ces différents quartiers nourrit l’idée que les inégalités sociales sont liées à l'appartenance communautaire.

Village de Mheireth, dans la Région (Wilaya) de l'Adrar, dans le nord de la Mauritanie.

Village de Mheireth, dans la Région (Wilaya) de l'Adrar, dans le nord de la Mauritanie.

La réalité est bien sûr plus complexe : la communauté maure compte une bourgeoisie importante, liée aux sphères de pouvoir et bénéficiant d’un régime de corruption et de clientélisme ; mais les communautés négro-mauritaniennes ne sont pas absentes de ces sphères de pouvoir. Et au niveau local, dans des villes comme Kaédi ou Sélibaby, on constate qu’elles adoptent les mêmes pratiques pour s’enrichir – bien souvent sur le dos des habitants. Dans les quartiers périphériques de Nouakchott, il existe également une classe moyenne peule, wolof, soninké, plus rarement haratine, qui bénéficie d’un certain confort. A contrario, la pauvreté et la précarité n’épargnent pas des milliers de familles maures dans des communes telles que Dar Naim ou Arafat. Chaque communauté est marquée, en son sein, par l’héritage d’un système de castes ancestral et de pratiques d’esclavages, par le tribalisme, ou encore par le patriarcat.

Mais le pouvoir, en mettant en avant des symboles et des références à l’histoire des Maures (sans valoriser les autres), en menant sa politique d’arabisation (contre un principe de réalité simple : presque aucun Maure ou Haratine ne parle l’arabe dans la rue, mais le dialecte hassanya), joue avec la fibre « nationaliste » maure (et même arabe). Ce faisant, il a donné l’impression de chercher à associer l’identité mauritanienne à l’identité maure ou arabe (les deux étant volontairement confondues). Donnant à penser que, pour les tenants de l’idéologie panarabe, les Noirs mauritaniens seraient en fait plus proches du Sénégal ou du Mali (en somme, des Africains subsahariens qui se trouveraient juste du mauvais côté du fleuve, mais qui se sentiraient tout aussi bien chez eux de l’autre côté). Les expulsions abusives de familles mauritaniennes peules ou wolofs en 1989, dans la foulée des familles sénégalaises, ont évidemment nourri cette perception, de même que continuent de le faire les contrôles policiers réguliers à l’entrée de la commune de Sebkha, peuplée très majoritairement de Noirs – des contrôles policiers à l’issue desquels les gens se plaignent de se faire systématiquement demander leur « carte de séjour » plutôt que leur carte d’identité (sous-entendu : étant noirs, ils seraient plus probablement étrangers que citoyens mauritaniens).

Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).
Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).

Journées culturelles dans le village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (août 2017).

Revisiter son identité : la question de l'héritage berbère et le statut du hassanya

Il est un travail de recherche et d’introspection que chaque communauté gagnerait probablement à mener, pour déconstruire les fantasmes et les préjugés. Du côté de la communauté maure, un tel travail semble problématique parce qu’il se confronte potentiellement à un passé systématiquement ramené à l’identité arabe. Le simple fait que l’arabe, et non le hassanya, soit inscrit comme langue officielle, et surtout comme langue nationale, est à cet égard édifiant. Une langue est considérée nationale si elle constitue une composante de la « nation ». Le hassanya est considéré comme un dialecte arabe – sachant qu’un dialecte est par définition la forme régionale, nettement distincte, d’une langue ; et que d’un point de vue linguistique, il n’existe pas de différence entre un dialecte et une langue. Le corse, par exemple, est considéré comme un dialecte italien, mais il rassemble toutes les caractéristiques d’une langue, au même titre que le russe, l’allemand ou le français (qui, par extension, pourraient d’ailleurs être considérés comme les dialectes d’autres familles de langues).

D’aucuns diront que c’est la formalisation d’une langue (avec une écriture, une grammaire, etc.) qui la distingue d’un simple dialecte. Mais cet argument ne tient pas, face au principe de réalité : sachant que l’immense majorité des 6 000 langues existant dans le monde sont non-écrites, pouvons-nous dire à un habitant de Papouasie Nouvelle-Guinée parlant une unique langue de la famille austronésienne, qu’il ne parle aucune langue, au seul prétexte que la sienne ne s’écrit pas et n’a pas été formalisée ? Ceci sans compter que la formalisation d’une langue répond à un choix politique : le Sénégal a par exemple reconnu le hassanya comme langue nationale, depuis un décret de 2005 qui a ouvert la voie à sa formalisation (en alphabet latin). Mais le hassanya n’était-il pas une langue avant ce décret ?

Bon nombre de Maures se plaisent à répéter que le hassanya est « le dialecte le plus proche de l’arabe » (ce que d'ailleurs des locuteurs d'autres dialectes arabes n'hésitent pas à dire sur leur propre langue). Mais cette simple affirmation comporte en elle-même le paradoxe de ce renvoi perpétuel à l’arabe : si le hassanya est un dialecte proche de l’arabe, alors il ne saurait être « l’arabe », mais simplement une langue de la famille arabe. Dans ce cas, pourquoi n’est-il pas reconnu comme langue nationale, alors que c’est lui (et non l’arabe) qui est parlé au quotidien dans la rue, les maisons, et souvent enseigné dans les écoles ? Alors que c’est lui qui constitue l'un des socles culturels et identitaires de la « nation » mauritanienne.

Le hassanya est aujourd’hui la langue dominante de la communauté maure, et a reçu des influences des langues berbères et subsahariennes au fil du temps. Or, nier l’existence du hassanya comme langue distincte de l’arabe, et lui refuser son statut de langue nationale, cela revient à mettre sous le tapis l’héritage berbère et proprement africain qu’elle porte en elle, qui constitue une richesse et qui la distingue, pour ne reconnaître que l’ascendance arabe de la communauté maure. Pourtant, cette ascendance ne correspond qu’à une réalité partielle, qui nie aussi l’assimilation culturelle (parfois violente) dont ont fait l’objet des populations entières de Berbères – qui ont pourtant constitué la composante démographique principale de plusieurs royaumes dans la région, parmi lesquels l’empire des Almoravides (à l’image du premier émir almoravide au XIème siècle, Yahya Ibn Omar, issu de la tribu berbère des Zenagas).

N’oublions pas que la linguistique n’est pas une science exacte. Elle est manipulée dans maints pays, pour des besoins politiques qui servent le pouvoir établi. En Europe par exemple, la nomination d’une langue serbe, distincte du croate et du bosnien (qui sont pourtant la même langue), à l’issue du démembrement de l’ex-Yougoslavie, n’est pas un hasard. Idem pour la reconnaissance du slovaque, distinct du tchèque. Chaque fois, elle sert le nationalisme du nouvel État et confirme le récit historique officiel. De même que la reconnaissance du hassanya comme langue à part entière, qui remplacerait la langue arabe dans la Constitution (au moins comme langue nationale), contredirait un discours national qui a cherché trop souvent depuis l’indépendance à développer le mythe d’un pays ancré dans un monde arabe monolithique. Un discours national qui met de côté non seulement les composantes peules, wolofs et soninkés, mais qui nie aussi la richesse et la complexité de l’identité maure (Les Arabes du Maghreb sont-ils des Berbères ?).

Considérer la langue française comme un héritage colonial dont il conviendrait de se libérer, peut évidemment se comprendre. Mais c’est la place accordée à la langue arabe qui fait que la langue française, bien que n’étant la langue maternelle d’à peu près personne dans le pays, constitue une ligne de défense des communautés négro-mauritaniennes contre l’arabisation, qu’ils perçoivent (bien légitimement) comme une démarche de marginalisation politique à leur égard. En outre, la prétendue arabité des Maures est perçue comme un facteur supplémentaire alimentant le racisme et le mépris à l’égard des cultures et des identités noires. L’idée sous-jacente serait que l’arabe étant la langue de révélation du Coran, les Maures seraient, en tant qu’« Arabes », dépositaires du fait religieux dans le pays, héritiers du Prophète et de ses compagnons ; certaines familles n'hésitent d'ailleurs pas à affirmer leur appartenance à la descendance du Prophète. Cette prétendue arabité est également perçue comme la continuité d’une démarche coloniale et impérialiste (qui remonterait à l’empire almoravide, qui menait des razzias sur la Vallée du fleuve et pratiquait le commerce des esclaves) – une démarche « impérialiste » qui se traduit aujourd’hui par l’arabisation de la société et des administrations, par la difficulté de certaines familles peules ou wolofs à se faire reconnaître comme mauritaniennes, et par les offenses quotidiennes (à commencer par celles de la police). Comprendre cette perception est indispensable si l’on veut, de bonne foi, saisir pourquoi l’arabe, plus encore que le hassanya, est perçu comme une langue coloniale par bon nombre de Négro-mauritaniens. D’autant plus qu’il leur est imposé par un pouvoir central autoritaire.

Vue sur la vieille ville de Chinguetti, ancien centre de commerce caravanier transaharien, située sur les plateaux désertiques de l'Adrar. Classée au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1996, elle est aussi appelée la « ville des bibliothèques », pour la dizaine de bibliothèques et de manuscrits recensés, traitant pour l'essentiel de religion et du Coran.

Vue sur la vieille ville de Chinguetti, ancien centre de commerce caravanier transaharien, située sur les plateaux désertiques de l'Adrar. Classée au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1996, elle est aussi appelée la « ville des bibliothèques », pour la dizaine de bibliothèques et de manuscrits recensés, traitant pour l'essentiel de religion et du Coran.

L'émergence d'une identité haratine (et les opportunités qu'elle induit)

Les Haratines représentent un cas à part en Mauritanie : ils souffrent globalement des héritages culturels, sociaux et économiques liés à leur ancien statut d’esclaves. Les statistiques ethniques sont officiellement interdites en Mauritanie, mais la plupart des sources s’accordent sur le fait qu’ils constituent probablement le groupe le plus nombreux du pays (peut-être entre 40 et 45% de la population), et pourtant le plus frappé par l’analphabétisme et la pauvreté. L’émergence d’une identité haratine, distincte de la communauté maure à laquelle elle est culturellement assimilée, crée de nouveaux enjeux politiques : elle pose frontalement la question du racisme, puisque les Haratines sont bien souvent des descendants de populations négro-mauritaniennes, à commencer par les Bambaras et les Soninkés, mis en esclavage à l’issue de razzias et métissés avec les Maures par la force des violences sexuelles qui accompagnaient leur condition. Or, cette question du racisme permet à bon nombre de citoyens peuls, wolofs et soninkés de trouver aussi leur compte dans la cause haratine. Les marches annuelles, chaque 29 avril, pour soutenir le Manifeste pour les droits politiques, économiques et sociaux des Haratines ou descendants d’esclaves sont d’ailleurs l’occasion de voir des foules importantes dans les rues, comptant des composantes maures et négro-mauritaniennes.

La question haratine peut constituer le pivot d’une lutte nationale pour l’égalité et contre le racisme. Elle favorise par exemple les discours d’émancipation parmi les gens discriminés au sein des autres communautés – la communauté soninké étant particulièrement concernée, avec plusieurs affrontements et tensions dans des localités telles que Moodibugu en Mauritanie, ou encore à Laani au Mali ou Koyina en Gambie, ainsi que la création de l’Association des Ressortissants Mauritaniens pour l’Éradication des Pratiques Esclavagistes et ses Séquelles (ARMEPES) par la diaspora soninké en France. La contestation d’un ordre social inégalitaire en milieu soninké répond à une dynamique autonome, mais se trouve naturellement encouragée par le même phénomène de contestation par les Haratines, qui bénéficient de davantage de visibilité compte tenu de leur poids démographique.

Mais pour constituer le centre d’une jonction des luttes pour l’égalité, les propres militants de la cause haratine doivent rester vigilants quant à leurs objectifs et quant aux moyens de les atteindre. Si l’idée est simplement de prendre le pouvoir, sans questionner la gouvernance et la répartition des richesses, alors les problèmes resteront entiers. En l’occurrence, interroger les relations de pouvoir existant entre communautés appelle aussi chaque communauté à questionner les relations de pouvoir en leur sein. C'est vrai par exemple pour la question des castes chez les Soninkés, les Peuls ou les Wolofs – et sur l'idée d'une hiérarchie entre castes « basses » et castes « nobles ». Ça l'est également s’agissant de la condition des femmes : les femmes haratines bénéficient-elles de la lutte pour l’accès aux droits ? Sont-elles mises en avant dans la lutte ? Ou la communauté haratine reproduit-elle simplement l’un des systèmes de domination les plus massifs et anciens, à savoir le patriarcat ? Ce qui amène une question simple : peut-on penser le principe de libération pour la moitié seulement d’une communauté (à savoir les hommes) ?

Le Festival Leyali El-Medh (« Louanges au Prophète »), organisé chaque année (ici, en juin 2018) par l'association Teranim pour les arts populaires pendant le mois du Ramadan, met à l'honneur un style musical, le Medh, qui s'est notamment développé au sein de la communauté haratine.
Le Festival Leyali El-Medh (« Louanges au Prophète »), organisé chaque année (ici, en juin 2018) par l'association Teranim pour les arts populaires pendant le mois du Ramadan, met à l'honneur un style musical, le Medh, qui s'est notamment développé au sein de la communauté haratine.

Le Festival Leyali El-Medh (« Louanges au Prophète »), organisé chaque année (ici, en juin 2018) par l'association Teranim pour les arts populaires pendant le mois du Ramadan, met à l'honneur un style musical, le Medh, qui s'est notamment développé au sein de la communauté haratine.

L’émergence de l’identité haratine depuis quelques années a cela d’intéressant que, compte tenu des origines diverses des membres de cette communauté, elle permet de revisiter ce que l’on entend par « identité mauritanienne » et de déconstruire la vision simpliste panarabe vendue depuis plusieurs décennies par le pouvoir et les médias – ce qui ne devrait pas déplaire aux communautés négro-mauritaniennes. D’autant plus que l’histoire de la communauté haratine est en fait une agrégation de parcours historiques divers, qui se rejoignent sous le joug d’une oppression (la mise en esclavage, dans une région où toutes les communautés la pratiquaient) et qui expliquent la diversité de réalités sociales qui la touchent.

Finalement, la révision du récit national permettrait de mieux appréhender l'histoire de la Mauritanie, sous le prisme de sa complexité et de sa diversité : les communautés ne sont pas des blocs homogènes et statiques, et leurs histoires s’entrecroisent pour créer des dynamiques propres au pays. La Mauritanie, de ce point de vue, ne saurait se résumer à un « trait d’union entre le Maghreb et l’Afrique noire », pour reprendre les mots de M. Mokhtar Ould Daddah, premier président du pays, parce qu’elle n’est pas que la somme de Noirs subsahariens et de Maghrébins soucieux de prouver leur arabité. Cette histoire croisée a créé des spécificités, avec des problématiques peut-être plus proches d’une région sahélienne comme l’Azawad au nord du Mali. En Mauritanie, le particularisme « national » se nourrit, certes de l’influence arabe, mais aussi des enjeux et de l'imaginaire peul, wolof et soninké qui entourent la vallée du fleuve Sénégal, ou encore de l’histoire des tribus berbères de la côte atlantique et du sahel, qui ont pratiqué pendant des siècles le nomadisme pastoral et le commerce caravanier transsaharien.

Village soninké dans la commune de Ferenni, dans le département (Moughataa) de Djiguenni, Région (Wilaya) du Hodh El Gharbi. (Crédit photo © Salimata Ba)
Village soninké dans la commune de Ferenni, dans le département (Moughataa) de Djiguenni, Région (Wilaya) du Hodh El Gharbi. (Crédit photo © Salimata Ba)
Village soninké dans la commune de Ferenni, dans le département (Moughataa) de Djiguenni, Région (Wilaya) du Hodh El Gharbi. (Crédit photo © Salimata Ba)

Village soninké dans la commune de Ferenni, dans le département (Moughataa) de Djiguenni, Région (Wilaya) du Hodh El Gharbi. (Crédit photo © Salimata Ba)

Décoloniser le concept d'« État-nation », ou comment appréhender la diversité comme une richesse

Largement dominé par quelques hommes (surtout des militaires) maures depuis l’indépendance, le pouvoir, nous l'avons vu, est tenté de stimuler le « nationalisme » maure en multipliant les références à l’histoire des tribus maures ou au monde arabe. Cette posture s’appuie sur une lecture simpliste du concept d’« État-nation », héritée en grande partie de l’époque coloniale. Les frontières et la structure administrative issues de la colonisation invitent à penser l’État-nation comme l’horizon « moderne » de l’identité politique. Or, cette notion est utilisée comme un instrument de domination culturelle. Au Maroc, qui, dans la région de l'Afrique de l'Ouest ou du Nord, constitue peut-être le seul véritable « État-nation » ayant précédé la colonisation, le concept a permis d’affirmer l’arabité et l’islamisation du pays, aux dépens des identités berbères (qui concernent pourtant encore aujourd’hui près de 40% de la population). En France, il a permis depuis le XIXème siècle d’écraser et d’effacer les identités et les histoires locales. Les Corses par exemple, dont l’île n’est française que depuis 1769, ou encore les Martiniquais, se voient enseigner la même histoire que les Parisiens, dont la culture (issue de la langue d’oïl) est désormais identifiée à la culture nationale. En Mauritanie, on comprend bien que l’histoire des empires du Ghana, Soussou, Songhaï et du Mali, puis la mémoire de l’esclavage, prendraient un sens particulier pour des élèves de l’Assaba ou du Hodh El-Charghi. Mais ce n’est pas sur ces éléments que le pouvoir met l’accent, car ils ne correspondent pas à l’idée de la nation « maure ». Une simple visite au Musée national, à Nouakchott, permet de constater l’absence du concept de diversité dans la vision affichée par les autorités : au rez-de-chaussée, on y trouve des éléments de la période préhistorique ; au premier étage, essentiellement des attributs de la culture maure.

Pourtant, qu’il s’agisse des empires ou des proto-États précoloniaux, force est de constater que la configuration identitaire simpliste qui caractérise l’État-nation moderne est quelque chose d’assez nouveau dans la région. Le royaume du Fouta-Toro par exemple, aujourd’hui revendiqué par la communauté peule, et qui dura du Xème au XIXème siècle, était clairement multiethnique et a été dirigé par des dynasties issues de diverses communautés, notamment malinké, sarakollé, sérère et peule. L’émirat du Trarza, qui a consolidé la présence maure jusqu’aux abords du fleuve Sénégal aux XVIIIème et XIXème siècles, composait tout à la fois avec des communautés berbères et wolofs, et intervenait même parfois dans le royaume du Waalo voisin. L’émir Mohamed El-Habib en épousa d’ailleurs, pour des raisons stratégiques, la reine Ndieumbeutt Mbodj en 1833, malgré les menaces de la France (qui ambitionnait déjà à l’époque de coloniser la région). Dernier exemple : l’empire du Mali (aussi appelé empire Mandingue) du XIIIème au XVIIème siècle, était une confédération cosmopolite d’États tributaires et de provinces, regroupant Malinkés, Bambaras, Wolofs, Toucouleurs ou encore Dioulas. Les frontières de ces pays étaient mouvantes et souvent complètement poreuses, de sorte qu’elles ne constituaient que rarement des freins ou des obstacles à la mobilité. La colonisation a perturbé cette conception des territoires et des frontières.

Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.
Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.
Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.
Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.
Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.
Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.
Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.
Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.

Le festival transfrontalier de Gouraye (dans la Région du Guidimakha en Mauritanie), sur le fleuve Sénégal, en face de la ville sénégalaise de Bakel, mettait, en janvier 2017, à l'honneur les influences réciproques peules, soninkés et bambaras.

Déconstruire le concept d’« État-nation », qui voit la diversité comme une faiblesse, induit un travail de décolonisation de la pensée, y compris de la vision de la nation adoptée à la tête de l’État (par opportunisme ou par conviction). Car il ne semble pas abusif de supposer que le concept d’« État-nation » est assez mal adapté à la configuration démographique et anthropologique d’un pays comme la Mauritanie, où les groupes ethnolinguistiques sont géographiquement et historiquement très imbriqués. Ce travail de décolonisation, nous l'abordons ici s'agissant de l'horizon politique qui est hérité de la colonisation, mais il s'applique potentiellement à tous les domaines. Décoloniser la pensée, c'est revoir les concepts autour desquelles se construisent des sociétés entières sur la base de modèles occidentaux, pour restaurer une souveraineté de la pensée. Cela vaut pour la Mauritanie comme pour d'autres anciennes colonies où les identités nationales et le concept d'État-nation peuvent aisément être manipulés, instrumentalisés au profit d'une communauté en particulier.

Pour déconstruire ce concept postcolonial et simpliste d’État-nation, une démarche peut déjà être identifiée. Elle concerne la promotion du multilinguisme comme horizon d’une meilleure compréhension et d’un meilleur dialogue entre communautés au jour-le-jour. Cette piste est d’autant plus intéressante que les langues ne recoupent pas systématiquement la carte ethnoculturelle en Mauritanie : dans une Région comme l’Assaba, qui est probablement l’une des plus cosmopolites du pays, les communautés peules ont été progressivement « hassanysées ». Même à Nouakchott, il n’est pas rare de croiser des Peuls, même jeunes, originaires de la ville de Kiffa ou de ses environs, et maîtrisant parfaitement le hassanya, voire l’arabe, et le parlant même couramment à la maison, parallèlement au pulaar. Il semble que cette assimilation culturelle ne soit pas si récente, qu’elle se soit faite avec le temps, et il en résulte qu’elle est plutôt bien acceptée aujourd’hui.

En revanche, dans une ville comme Nouakchott, où certains quartiers présentent une composition fortement communautaire, ou encore dans les autres Wilayas de la Vallée du fleuve Sénégal, il paraît plus délicat de « décréter » que l’ensemble des communautés adoptent, sans tension, la même langue. Surtout si les gens ont le sentiment que l’arabisation constitue un outil politique qui contribue aux discriminations et à la marginalisation de celles et ceux pour qui le hassanya n’est pas la langue maternelle.

Non seulement la promotion du multilinguisme présente des bénéfices intellectuels reconnus (c’est un exercice mental très riche), mais elle favorise aussi la compréhension interculturelle : il semble évident que pour mieux appréhender autrui, comprendre comment il s’exprime et dans quelle langue il pense et rêve, est un atout appréciable. Pour accéder aux mêmes médias (et donc comprendre les informations auxquelles il est exposé), à la même littérature, aux mêmes ressources et productions culturelles, aux mêmes références humoristiques (et quoi de mieux que de rire ensemble pour se rapprocher), etc. On imagine facilement qu’un citoyen peul apprécierait qu’un membre de la communauté maure fasse l’effort de lui parler dans sa langue, sans partir du principe que tout le monde devrait parler d’emblée le hassanya. Car un tel effort atteste d’une certaine considération, d’un certain respect, d’une reconnaissance de l’altérité. Il démontre en somme une reconnaissance du droit à la différence.

Sans compter que le schéma qui s’est dessiné depuis plusieurs décennies en Mauritanie présente une défaillance majeure : les gens pour qui le hassanya constitue la langue maternelle ne sont pas incités à apprendre les autres langues nationales, et sont donc particulièrement ignorants des autres cultures s’ils ne vivent pas au quotidien dans un environnement mélangé. Les autres par contre, dès lors qu’ils fréquentent l’école, se retrouvent souvent bilingues, voire trilingues. Cette situation pose un problème de principe, puisque tous les citoyens ne sont par conséquent pas égaux – certains étant facilités par leur langue maternelle, d’autres devant apprendre une nouvelle langue pour parvenir aux mêmes résultats. En outre, même d’un simple point de vue pratique, cette situation est une perte énorme pour le pays : aucune des langues nationales reconnues dans la Constitution ne se limite au territoire mauritanien. Elles se retrouvent au Sénégal et au Mali, voire au Burkina Faso et jusqu’en Afrique centrale pour ce qui est du pulaar. Même le hassanya, reconnu au Sénégal comme langue nationale, est partagée avec le peuple sahraoui et reste la langue maternelle de nombreux habitants du Nord-Mali. Or, en refusant la promotion de ses langues, la Mauritanie perd autant d’opportunités économiques, diplomatiques et culturelles vis-à-vis des pays de l’Afrique de l’Ouest. Elle rate l’opportunité de se doter d’une élite pulaarophone, wolofophone, soninkophone, capable d’aller conquérir des marchés dans les pays voisins, de créer des médias au Sénégal, au Mali ou en Guinée, des instituts culturels, des maisons d'édition, etc. Même l’appartenance du hassanya à la famille des langues arabes est sous-valorisée, hormis la participation à des concours internationaux de poésie ou de plaidoirie, ou à quelques conférences et organisations sans impact concret. Une situation d'autant plus déplorable que sur le terrain, des réseaux d'associations s'organisent déjà pour mener des actions, alphabétiser des adultes non scolarisés ou produire des médias en ligne dans les langues nationales. Il ne manque que l'appui des pouvoirs publics pour capitaliser sur ces dynamiques et cette aspiration. Et pourquoi pas, en prime, célébrer la richesse que constitue cette diversité.

Le paradoxe, c’est qu’avec quatre langues nationales reconnues dans la Constitution, la Mauritanie doit en fait composer avec un ensemble moins diversifié que la majorité des pays africains – qui comptent souvent plus d'une dizaine de langues chacun. Rappelons que beaucoup de jeunes ont déjà pris acte du multilinguisme, et l’adoptent volontiers dans le rap et la culture hip hop par exemple. En dehors de ce cadre, l’absence des jeunes générations dans les organisations de promotion des langues nationales est déjà un peu moins rassurante. Des exemples de compromis politiques, sur le continent africain, existent et pourraient inspirer la Mauritanie. L’Afrique du Sud par exemple, compte onze langues officielles, appliquées pour la plupart aux différentes provinces selon leur composition démographique : le zoulou est ainsi utilisé comme langue officielle dans la province du Kwazulu-Natal (région historique des Zoulous), mais pas dans celle de l’Eastern Cape, peuplée majoritairement de Xhosas (et où le xhosa est donc langue officielle). Seules les deux langues officielles de l’État central, l’anglais et l’afrikaans, sont obligatoires dans chaque province (les deux, ou l’une des deux selon le choix des assemblées provinciales). Appliqué à la Mauritanie, un tel modèle verrait par exemple le pulaar et le hassanya reconnus comme langues officielles dans les Wilayas du Gorgol et du Brakna, et le soninké pourrait s’y ajouter dans la Wilaya du Guidimakha ; ou encore le wolof (dominant les terres du Waalo) et le hassanya comme langues officielles dans le Trarza. Il en découlerait que l’enseignement à l'école, les décrets et textes législatifs, ou encore les informations administratives, devraient être systématiquement accessibles dans ces différentes langues, pour la Wilaya où elles sont langues officielles. Ceci n’est évidemment qu’un exemple, une piste de réflexion. Quels que soient les compromis politiques à trouver, ils doivent aboutir à une solution à la fois plus respectueuse des identités, et plus efficace dans l’accès de chaque citoyenne et de chaque citoyen à ses droits.. Ceci n’est évidemment qu’un exemple, une piste de réflexion. Quels que soient les compromis politiques à trouver, ils doivent aboutir à une solution à la fois plus respectueuse des identités, et plus efficace dans l’accès de chaque citoyen à ses droits.

Ne perdons pas de vue que les manipulations identitaires sont des armes à double tranchant. Il n’est pas anodin que les tensions communautaires se soient accrues précisément à partir des années 1980, après plusieurs vagues de sécheresse qui avaient mis des populations entières sous tension pour l’accès aux ressources. Derrière la conservation du pouvoir, c’est l’enjeu du contrôle des richesses qui est en jeu. Derrière l’expulsion de familles de la Vallée du fleuve, c’est l’exploitation de la terre qui est en jeu. Derrière l’expulsion de milliers de pêcheurs artisanaux vers le Sénégal, c’est la signature de juteux contrats de pêche à des sociétés européennes ou asiatiques qui est en jeu. Travailler sur les identités ne peut donc faire l’impasse d’une quête de justice sociale et d’une réflexion sur la répartition des richesses. Autrement, le sentiment d’injustice nourrit les ressentiments identitaires. Souhaitons que l’horizon politique et social de la Mauritanie soit celui d’une meilleure communication et compréhension mutuelle. Pour la paix, mais aussi pour la justice.

Rizières dans la Région (Wilaya) du Trarza.

Rizières dans la Région (Wilaya) du Trarza.

Tag(s) : #International, #Histoire
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