Overblog Tous les blogs Top blogs Politique Tous les blogs Politique
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU

Par David Brites.

« Aussi, sur le fondement de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, j'engage la responsabilité de mon gouvernement... » Nous avons pris l'habitude, depuis six mois, d'entendre cette phrase prononcée dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale. Et de toute évidence, nous l'entendrons encore souvent au cours des mois à venir. Depuis son arrivée au poste de Première ministre le 16 mai 2022, Élisabeth Borne a utilisé déjà une dizaine de fois le « 49-3 », outil législatif au service de l'exécutif, tant décrié par les oppositions, notamment à gauche. Le dernier en date a servi, le mois dernier, à boucler le budget 2023.

Pour mémoire, le 49-3 permet au gouvernement d'engager sa responsabilité sur un texte de loi et, sauf adoption d'une motion de censure, d'obtenir son adoption par l'Assemblée nationale. Avec le soutien plus ou moins acté du groupe de députés Les Républicains, et le pacte de non-agression qui semble avoir été passé avec le Rassemblement national, le gouvernement Borne est ainsi parvenu jusqu'à présent à faire passer les réformes qu'il entendait porter. Cette année, celle sur le report de l'âge de départ à la retraite, ainsi que le projet de loi Asile et immigration, vont sans doute être d'autres moments clefs pour la survie de l'équipe en place.

Situé à mi-chemin entre la présidence de la République et un Parlement bicaméral qui a été grandement limité par la Constitution de 1958, le gouvernement est un organe politique empreint de paradoxes, à la fois très puissant et politiquement à la merci de l'Élysée. Dans le contexte actuel qui voit Élisabeth Borne composer avec une majorité relative, fragilisée, à peine appuyée par une droite LR critique et exigeante, nous proposons de prendre un peu de recul pour comprendre la place qu'assume le gouvernement dans les institutions de la Vème République, les marges de manœuvre qui sont les siennes, et également le poids qu'il exerce à l'encontre du Parlement, en particulier l'Assemblée nationale (devant laquelle il est pourtant censé être responsable).

Les IIIème et IVème Républiques ont consacré la puissance du gouvernement, qui faisait face à un chef de l'État qui n'avait qu'un rôle honorifique, ce d'autant plus qu'il n'était pas élu au suffrage universel direct. La fragilité du président de la République trouve son origine dans deux évènements majeurs du XIXème siècle, le premier étant le traumatisme lié au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, qui mit fin à la IIème République et prépara la restauration du régime impérial. Le second correspond à la séquence politique de 1877-1879 ayant opposé la gauche républicaine, victorieuse aux élections législatives puis sénatoriales, et le président Patrice de Mac Mahon. Mis devant le fait accompli de la défaite électorale des monarchistes (qu'il soutenait), et incapable d'influer sur la nomination et le maintien du gouvernement, ce dernier démissionne finalement en janvier 1879. Pour mémoire, il est prêté à Léon Gambetta la formule suivante, qui aurait été prononcée le 15 août 1877 : « Le président n'a que ce choix : il lui faut se soumettre ou se démettre. »

Pourtant, ces deux régimes ont connu une instabilité gouvernementale chronique : 106 gouvernements entre 1875 et 1940, pour une durée de vie moyenne de chaque équipe gouvernementale de 7 mois ; et 23 gouvernements entre 1946 et 1958, pour une durée de vie de 6 mois. Cette situation est en grande partie liée à la place prépondérante des partis et des systèmes de coalition aléatoires au sein du Parlement. Ce que d'aucuns ont qualifié de « régime des partis ». C'est cet état de fait que les gaullistes ont dénoncé tout au long de la IVème République, et qu'ils ont voulu corriger lors du retour du général aux affaires, en 1958.

Le 28 septembre 1958, le peuple français approuvait massivement, à 82,6% des voix (et plus de 80% de participation), la Constitution portée par de Gaulle, qui sera élu chef de l'État par le Parlement trois mois plus tard, et par celui qui sera ensuite son Premier ministre, Michel Debré. La Vème République est née, consacrant la puissance du « président monarque ». Sous ce régime, la disposition des institutions pose la question de la place du gouvernement, vis-à-vis du chef de l'État dont le rôle politique a été encore décuplé après le référendum d'octobre 1962 instaurant son élection au suffrage universel direct ; mais aussi, par contre-coup, celle de l'Assemblée nationale, sa capacité d'influence sur l'exécutif, et sa marge de manœuvre législative. La pratique politique des présidents de la République successifs a renforcé la nécessité de cette réflexion.

Portrait officiel du président Charles de Gaulle (1959-1969).

Le gouvernement « aux ordres » du « président capitaine »

Pour corriger l'instabilité gouvernementale observée durant la IVème République, liée notamment à la capacité du Parlement à faire tomber les gouvernements, les rédacteurs de la Constitution de 1958 ont voulu donner au chef de l'État – figure quasi-indéboulonnable, et donc plus stable que le dirigeant du gouvernement – un rôle prépondérant. Son renforcement est pour beaucoup lié à la lettre de la Constitution, mais pas seulement. Le « chef du gouvernement » a pris à partir du 9 janvier 1959 le titre de Premier ministre, consacrant son rôle d'appliquer la politique dictée par le président de la République. Il n'est jamais que le « premier des ministres », en quelque sorte. Le président préside le pays, bien sûr, mais aussi le Conseil des ministres (article 9 de la Constitution). En outre, il peut contrecarrer un Parlement qui ne lui serait pas totalement  acquis, certes de façon relative puisqu'ensuite ce dernier pourrait finir par faire tomber l'exécutif (via un 49-3 par exemple, avec le vote d'une motion de censure). C'est ce qui a convaincu les présidents Mitterrand et Chirac, successivement, d'accepter le principe de la cohabitation, car l'Assemblée nationale était largement dominée par une opposition cohérente et unie (une coalition RPR/UDF en 1986 et 1993, la « gauche plurielle » en 1997). Mais en cas de majorité relative de l'opposition, ou de parcellisation de l'Assemblée, le chef de l'État pourrait facilement faire durer une situation dans laquelle un gouvernement lui serait acquis et parviendrait à se maintenir tant que les oppositions ne se mettent pas d'accord sur une motion de censure commune – quand on voit la nature des relations entre la NUPES et le Rassemblement national actuellement, on se dit que ce scénario ne relève pas du fantasme. En instaurant le mode de scrutin à la proportionnelle en 1986, c'est d'ailleurs probablement la configuration qu'a cherché à mettre en place le président Mitterrand, convaincu qu'il était que le Parti socialiste subirait de toute façon une déculottée – en vain, mais cela, à l'époque, a permis au Front national d'obtenir un groupe à l'Assemblée.

Ainsi, le président de la République « nomme le Premier ministre » (article 8 alinéa 1 de la Constitution), sans que la Loi fondamentale ne le contraigne, du moins sur le papier, à ce que son choix corresponde à la couleur majoritaire dans les rangs des députés. D'autres outils constitutionnels sont mis à sa disposition pour contourner ou imposer au Parlement, si besoin, son orientation politique. « Le président de la République [...] peut soumettre au référendum tout projet de loi... » (article 11  de la Constitution), et il peut « prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale » (article 12). Il est garant des institutions républicaines en cas de crise (article 16). Il est également est garant de l'indépendance de l'institution judiciaire (article 64), et nomme trois des membres du Conseil constitutionnel (article 56).

Au-delà de la lettre, c'est aussi la pratique politique qui a consacré la domination du chef de l'État sur le gouvernement. De chef de l'État (c'est-à-dire figure d'arbitre située au-dessus des trois pouvoirs, exécutif, législatif, judiciaire), le président de la République est passé à chef de l'exécutif. Lors d'une conférence de presse le 31 janvier 1964, Charles de Gaulle déclarait que « le président est évidemment seul à détenir et à déléguer l'autorité ». Le Premier ministre a un rôle technique et gestionnaire uniquement. Georges Pompidou, chef de l'État, parlait à l'occasion des élections législatives de 1973 de « majorité présidentielle » – une expression désormais totalement intégrée dans le langage courant. Le 14 juillet 2004, Jacques Chirac avait rappelé, à propos de son ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy : « Je décide, il exécute. » Une fois devenu président lui-même, Nicolas Sarkozy avait déclaré, novembre 2007, cette fois aux dépens de François Fillon : « Le Premier ministre est un collaborateur. Le patron, c'est moi. » Le dirigeant politique de tel ou tel parti, mouvement ou coalition, aspire toujours à représenter son camp à la présidentielle, presque jamais aux législatives. Ce, notamment depuis le passage de Chirac à la tête du gouvernement entre 1986 et 1988, qui lui a coûté cher ensuite à la présidentielle de 1988. Lionel Jospin, candidat aux présidentielles de 1995 et de 2002 pour le PS, assumera bien la direction du gouvernement en 1997, dans le cadre de la cohabitation avec Jacques Chirac ; toutefois le score qui fut le sien le 21 avril 2002 semble indiquer que cette expérience n'est pas prête d'être réitérée. D'ailleurs, si le Rassemblement national avait remporté les législatives de 2022, c'est Jordan Bardella, et non Marine Le Pen, qui aurait été désigné Premier ministre. Seul Jean-Luc Mélenchon, cette même année 2022, a prétendu conquérir la tête du gouvernement, mais il l'a surtout fait pour « revenir dans le jeu » après son exclusion du second tour Macron-Le Pen à la présidentielle, et devant le constat d'une réélection plus que poussive d'Emmanuel Macron.

Cette pratique politique qui met le président de la République au cœur des enjeux partisans, a encore été renforcé par l'inversion du calendrier électoral et le passage au quinquennat en 2002. Nous l'avions vu en juillet dernier (Quelles leçons tirer des élections de 2022 (1/3) Abstention, recomposition, tripartition : la Vème République à bout de souffle), l'une des principales conséquences de cela est la chute irrémédiable de la participation aux élections législatives, passée en 2017 et en 2022 sous la barre des 50%, et donc un désintérêt croissant des électrices et des électeurs vis-à-vis de ce scrutin. En outre, tout au long de l'histoire de la Vème République, hors cohabitation, les présidents de la République successifs ne se sont jamais privés de remplacer quand ils le souhaitaient leur Premier ministre : de Gaulle en 1962 puis en 1968, Pompidou en 1972, Mitterrand en 1984, en 1991 et à nouveau en 1992, Chirac en 2005, Hollande en 2014, et Macron en 2020. Ils ont souvent donné des consignes directes aux membres du gouvernement, sans passer par le Premier ministre – Giscard d'Estaing, Mitterrand, ou encore Sarkozy étaient coutumiers du fait. Nous sommes passés du « président arbitre » au « président capitaine », pour reprendre l'expression de Jean Massot, haut fonctionnaire, dans un essai de 1988.

Hôtel de Matignon, au 57 rue de Varenne, dans le VIIème arrondissement de Paris.

Hôtel de Matignon, au 57 rue de Varenne, dans le VIIème arrondissement de Paris.

L'exécutif dans le contexte du parlementarisme rationalisé

À noter que la puissance du gouvernement est toute relative dans la Vème République, car, hors cohabitation, il est à la fois l'outil exécutoire des volontés du chef de l'État, et un géant quasi-tout-puissant face au Parlement, et ce, notamment depuis la proclamation de la Constitution en 1958, qui a consacré ce que l'on désigne sous le nom de parlementarisme rationalisé – qui n'est en fait rien qu'une incapacité du Parlement à influer véritablement sur les politiques gouvernementales, et un octroi de prérogatives considérables pour une équipe gouvernementale stabilisée, notamment dans les périodes de majorité relative. Certes, le gouvernement n'est pas totalement démuni face au président. L'article 19 de la Constitution nous indique par exemple : « Les actes du président de la République autres que ceux prévus aux articles 8 (1er alinéa), 11, 12, 16, 18, 54, 56 et 61, sont contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, par les ministres responsables. » De plus, le chef de l'État ne peut tomber qu'après mobilisation du Conseil constitutionnel par le gouvernement (et non par le Parlement) pour statuer sur l'« empêchement » du président. La question ne s'est posée qu'à deux reprises, sans que jamais la procédure ne soit finalement appliquée, en 1974 et en 1995 car le chef de l'État (Pompidou puis Mitterrand) était gravement malade. Mais globalement, les marges de manœuvre du gouvernement sont minces face au président de la République, d'autant que ce dernier est toujours le dirigeant (presque jamais contesté) de sa famille politique, et donc que les parlementaires liés à cette même famille politique suivent presque toujours plutôt les directives du président que celles du Premier ministre, en cas de désaccord entre eux.

Face au Parlement par contre, l'exécutif est autrement plus puissant. Sur le papier, la Constitution consacre les responsabilités du gouvernement, qui « détermine et conduit la politique de la nation » (article 20 de la Constitution), et dont « le Premier ministre dirige l'action » (article 21). Les articles 38, 41, 43 et 49 de la Loi fondamentale lui confèrent un pouvoir considérable face au Parlement, qui ne désigne plus – théoriquement – le chef du gouvernement (ce dernier peut même se passer d'un vote de confiance lors de sa prise de fonction, comme ce fut le cas il y a quelques mois du gouvernement Borne). Ce, en particulier dans l'élaboration de la loi, puisque l'exécutif a la priorité dans le choix de l'ordre du jour débattu devant les parlementaires (article 48). S'il est écrit que « l'initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement » (article 39), de fait les projets de loi (gouvernementaux) sont prioritaires sur les propositions de loi (déposées par les députés ou les sénateurs). Le chef du gouvernement peut réunir le Parlement en session extraordinaire (article 29) ou une commission mixte paritaire (article 45). Quant à la motion de censure (outil mobilisable par les députés), quand elle a été utilisée, elle n'a jamais abouti, à l'exception d'un cas en 1962.

Dans la pratique, là encore, la subordination des groupes parlementaires de la « majorité présidentielle » à l'égard de l'exécutif a accru la faiblesse des assemblées. Lorsque certains députés PS ont osé émettre des oppositions à la politique de la présidence Hollande (pourtant en contradiction avec l'orientation qui avait été promise lors de la campagne électorale de 2017), ils ont été qualifiés de « frondeurs » et pointés du doigt par leur propre parti. Dans la macronie, toute voix qui dénoncerait les régressions ou les renoncements à l'égard des promesses électorales originelles est exclue du cercle des admis, ostracisée. Cette soumission, exigée par l'Élysée même, sert les intérêts d'un gouvernement qui ne rencontre donc que peu d'écueils à la mise en application de sa politique, du moins tant qu'il a en face de lui une majorité absolue. Certes, la réforme constitutionnelle de 2008 a atténué cette fragilité structurelle du Parlement, par exemple en affichant un ordre du jour partagé, une limitation du recours à l'article 49 alinéa 3, ou encore un renforcement du rôle des commissions. Pour autant, globalement, la structure constitutionnelle reste la même, et les rapports de force entre exécutif et législatif n'ont été que peu modifiés depuis.

Dans les faits, les gouvernements ont connu une forte stabilité depuis 1958. Certes, quelques Premiers ministre ne sont restés en poste qu'une année voire moins : Maurice Couve de Murville (1968-1969), Édith Cresson (1991-1992), Pierre Bérégovoy (1992-1993), et le dernier en date, Bernard Cazeneuve (2016-2017), mais tous les autres (seize personnes, sans compter Élisabeth Borne actuellement en poste) ont duré deux ou trois ans. Quatre autres ont même duré cinq ans ou plus : Georges Pompidou de 1962 à 1968, Raymond Barre de 1976 à 1981, Lionel Jospin de 1997 à 2002, et François Fillon de 2007 à 2012. Le scrutin majoritaire à deux tours, appliqué lors des élections législatives, a permis – d'autant plus depuis l'inversion du calendrier électoral en 2002 – non seulement cette stabilité (puisque le gouvernement soumet ses projets de loi à un Parlement qui lui est acquis, où sa majorité n'est composée que de un ou deux partis maximum), mais aussi une certaine clarté, issue du fait majoritaire : le vote est clair et conforte la bipolarisation du champ partisan, il en ressort un vainqueur incontesté, sans discussions de couloir pour former telle ou telle coalition hétéroclite et fragile).

Au-delà même de sa place au sein des institutions de la Vème, il faut souligner l'importance du gouvernement au sein même de notre régime politique et social plus globalement, son rôle dans les territoires, ainsi que vis-à-vis des corps intermédiaires, de la société civile. Chaque ministre, ministre délégué ou secrétaire d'État : dispose pour son travail, en fonction de son ministère, d'un budget, de locaux, de conseillers ; et bénéficie pour sa politique, du principe de solidarité gouvernementale. Le gouvernement « dispose de l'administration et de la force armée » (article 20 de la Constitution). S'il est subordonné, le Premier ministre, depuis Matignon, reste l'endroit où l'on décide, tant d'un point de vue institutionnel, politique, que juridique. En effet, le pouvoir réglementaire se divise en trois modes : les décrets délibérés en conseil des ministres (avec contreseing du Premier ministre), soit environ 5% des règlements émis ; les décrets présidentiels (avec contreseing du Premier ministre), soit encore environ 5% ; et les décrets règlementaires du Premier ministre lui-même ou de ses ministres, représentant environ 90% des règlements émis. En ajoutant à cela le fait que l'écrasante majorité des lois est d'origine gouvernementale, le Premier ministre possède un pouvoir central.

Enfin, un mot sur la cohabitation : les trois cas qui ont ponctué l'histoire de la Vème République, entre 1986 et 1988, entre 1993 et 1995, et entre 1997 et 2002, ont montré que le président peut être « mis en minorité » à l'occasion de législatives, et notamment de législatives anticipées comme ce fut le cas en 1997. Lors de ces trois séquences, le chef de l'État a retrouvé un rôle de « président arbitre », même si ce n'est totalement vrai qu'en 1993-1995, lorsque l'on avait la certitude que François Mitterrand ne se représenterait pas et donc qu'il n'était plus véritablement le dirigeant de sa famille politique., candidat à sa réélection. Le gouvernement retrouvait alors son rôle d'exécutif, et pouvait mettre en œuvre une politique contraire aux idées défendues par le chef de l'État. De fait, l'expérience montre que la cohabitation n'empêche pas de gouverner. C'est même en période de cohabitation que les articles 20 (Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation) et 21 (Le Premier ministre dirige l'action du gouvernement) de la Constitution sont réellement appliqués. Les conseils de cabinet, c'est-à-dire des réunions des ministres présidées par le Premier ministre, sont même réapparus à l'occasion des cohabitations. Dans la configuration actuelle du quinquennat et du calendrier où s'enchainent la présidentielle et les législatives, une nouvelle cohabitation n'est théoriquement pas impossible. Rien qu'en 2022 avec l'initiative de la NUPES (que nous décryptions dans cet article de septembre 2022 : Quelles leçons tirer des élections de 2022 ? (3/3) À gauche, le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ?), le scénario d'un président mal réélu suivi de législatives perdues – et donc d'une cohabitation Macron-Mélenchon – avait commencé à s'esquisser. Et on peut bien imaginer qu'en cas de victoire de Marine Le Pen en 2027 ou plus tard, par exemple, des élections législatives qui seraient organisées avec le mode de scrutin actuel lui permettraient difficilement d'acquérir une majorité absolue à l'Assemblée – la dirigeante du RN milite d'ailleurs pour un changement de mode de scrutin, et l'adoption d'un scrutin de liste doublé d'une prime majoritaire au vainqueur. Toutefois, cette configuration de cohabitation en début de mandat reste assez improbable, et nuancer les travers du présidentialisme de la Vème République (et du calendrier électoral tel qu'il s'impose depuis 2002) par ce qu'il est possible qu'il advienne en théorie, est donc assez léger, et ne peut en aucun cas nous dédouaner d'une véritable réflexion sur nos institutions, sur nos modes de scrutin, et sur la pratique du pouvoir.

Portrait officiel d'Emmanuel Macron, président depuis 2017.

À quand une démocratisation de nos institutions, aux dépens du chef de l'État ?

On l'a donc compris, dans le régime politique de la Vème République, le président a un pouvoir de dissolution sur le législatif (ce qui n'est pas le cas dans un régime strictement présidentiel comme aux États-Unis), mais le Parlement n'a, lui, aucun pouvoir réel sur le président. En cas de victoire claire de l'opposition (avec majorité absolue), l'Assemblée nationale peut certes lui imposer de facto un Premier ministre. Mais en aucun cas le chef de l'État lui-même n'est menacé par le Parlement. On a donc un chef de l'exécutif qui pilote mais n'est jamais inquiété, qui reste irresponsable. Chose impensable dans le cadre d'un régime strictement parlementaire, dans lequel le chef de l'exécutif (le chef du gouvernement) est responsable devant les députés – il est même parfois lui-même député, comme au Royaume-Uni. « Le quinquennat phasé ne permet plus une forme de respiration démocratique, de midterms à la française, en tout cas de césure, de respiration où le peuple français peut dire : "j'ai confiance dans votre projet donc je vous redonne une majorité pour le faire", disait Emmanuel Macron le 18 mars 2019. La réalité, si on allait au bout de la logique, c'est que le président de la République ne devrait pas pouvoir rester, s'il avait un vrai désaveu en termes de majorité, en tout cas c'est l'idée que je m'en fais, et qui est la seule qui peut accompagner le fait d'assumer les fonctions qui vont avec. » Espérons que le chef de l'État saura se souvenir de ses propres paroles, si d'aventure une déconvenue électorale survenait. Force est de constater qu'à ce stade, Emmanuel Macron n'a fait engager aucun changement constitutionnel qui permettrait effectivement de mettre le président de la République face à ses responsabilité – devant le pouvoir législatif, ou devant les électrices et les électeurs, par exemple par le possibilité d'un référendum révocatoire de mi-mandat qui serait d'initiative citoyenne (comme il en existe dans plusieurs pays comme la Roumanie, l'Équateur ou le Mexique) – ni n'a l'intention de le faire à l'occasion de son second quinquennat.

Pour mémoire, la réforme constitutionnelle de 2008 avait servi de conclusion et de débouché à une séquence de plusieurs mois de réflexions sur la nature de nos institutions. Ces réflexions avaient notamment été portées dans le cadre, dès 2007, du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, présidé par l'ancien Premier ministre Édouard Balladur, et composé de nombreux juristes, constitutionnalistes et politiques. L'idée avait un temps été émise d'établir un régime véritablement présidentiel, de type monocéphale. Autrement dit, consacrant la disparition du Premier ministre, la stricte séparation du législatif et de l'exécutif, et un président de la République cumulant les fonctions de chef de l'État et de chef de gouvernement. Cette proposition, qui aurait été révolutionnaire, n'a pas été retenue, car trop éloignée de la « tradition républicaine française » – historiquement marquée par le traumatisme du coup d'État de 1851 qui mit fin à la IIème République (Cf. cet article de décembre 2022 : D'un 2 décembre à l'autre (2/2) : quel contexte politique et social a permis le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte ?). Fondamentalement, les institutions restent celles héritées de la Constitution de 1958, et les usages répétés des outils mis à sa disposition par une Élisabeth Borne au service du président Macron montrent bien que le gouvernement, encore et toujours, peut faire fi des colères exprimées dans le pays et de la faiblesse de sa majorité parlementaire pour mettre en œuvre sa politique. Cette année 2023 risque bien de s'annoncer emblématique sur ce point, avec l'adoption annoncée d'une réforme des retraites (prévoyant notamment le report de l'âge légal à 64 ou 65 ans) amplement rejetée par l'opinion publique.

Lors de la campagne électorale de 2007, Nicolas Sarkozy, alors favori du scrutin, avait repoussé l'idée d'une refonte des institutions, déclarant notamment que nous avions « le meilleur régime que nous ayons jamais eu » et que « les problèmes de notre pays ne sont pas liés à nos institutions » – ce qui ne l'empêcha pas, quelques mois plus tard, de demander la création du Comité piloté par Balladur qui ferait ensuite une palette de propositions de réforme, adoptées pour certaines en 2008. En 2012, François Hollande ne porta pas plus que son prédécesseur une proposition de transformation profonde de nos institutions, encore moins l'idée d'une VIème République, qui est entretemps devenue le mantra du Front de Gauche puis de La France Insoumise. En 2017, le candidat puis président Emmanuel Macron, malgré ses promesses de renouveau politique, s'est bien abstenu de promettre une quelconque réforme constitutionnelle, lui qui prétendait ensuite adopter une « présidence jupitérienne ».

« Depuis la Révolution française, nous nous sommes disputés un siècle durant sur ce que pouvait être un régime légitime, et le siècle suivant sur le moyen de nous doter d'un régime efficace », a écrit le constitutionnaliste et politologue – désormais tristement célèbre – Olivier Duhamel. Le moins que l'on puisse dire, c'est que la France a une histoire institutionnelle mouvementée. Depuis 1789, elle a eu une quinzaine de constitutions, chartes ou lois fondamentales différentes, ses institutions ont changé de multiples fois, passant par des formes aussi diverses que l'empire, la monarchie absolue, la monarchie constitutionnelle, la dictature pétainiste, la république parlementaire, la république semi-présidentielle... Hormis la Vème, seule la IIIème République (70 ans) a su dépasser le cap des vingt ans de vie, entre 1870 et 1940. La Vème République, malgré toutes les crises et aléas qu'elle a vécues (des guerres d'indépendance en outre-mer, des attentats de diverses natures et origines, des alternances politiques et périodes de cohabitation, des crises économiques...), devrait dépasser la IIIème République en longévité d'ici 2028. Fondamentalement, les bases du régime politique actuel ne sont pas contestées par les partis qui ont gouverné ces dernières années : ni Les Républicains, ni le Parti socialiste, ni Renaissance, ni le Modem. Ni même le Rassemblement national, même si celui-ci, on l'a dit, veut réformer le mode de scrutin aux législatives. Sur le papier, seuls le PCF, EE-Les Verts et surtout LFI portent l'idée d'une VIème République qui réduirait drastiquement le poids du chef de l'État. En son temps, Arnaud Montebourg avait porté cette idée au sein du Parti socialiste (« Comment peut-on être à la fois arbitre et jouer sur le terrain comme le font les présidents de la Vème République ? » se demandait-il), mais ses échecs aux primaires de 2011 et de 2017 l'ont empêché d'imposer sa ligne en interne.

Cette anomalie démocratique est justifiée par l'argument de la stabilité politique. « La puissance de l'exécutif est la condition essentielle de l'existence d'un bon gouvernement », écrivait en son temps l'intellectuel nord-américain Alexander Hamilton, dans la série d'essais The Federalist Papers (1788). Toutefois, on en voit bien les limites aujourd'hui, dans un système où les outils d'un exécutif disposant d'une majorité relative sont en décalage avec l'ancrage de cette même « majorité présidentielle » dans le pays. On pourra rétorquer que la Vème République a su s'adapter, évoluer, s'ouvrir dans une certaine mesure. Sans même parler, dans le texte, de l'adoption du quinquennat (suite au référendum de 2000), qui a par ailleurs aussi des travers en liant les élections législatives et la présidentielle de façon systématique, ou encore, dans la pratique, l'expérience réussie (à trois reprises) de cohabitation entre un chef d'État d'une couleur et une Assemblée nationale d'une autre, les exemples ne manquent pas. Par exemple, la réforme du 29 octobre 1974 a rendu possible pour 60 députés et 60 sénateurs la saisine du Conseil constitutionnel, offrant à l'opposition parlementaire un outil permettant la contestation, au-delà de l'hémicycle. Mais globalement, ces dispositifs à la disposition des parlementaires restent rares et n'influent pas sur l'orientation générale, ni même sur les vastes pouvoirs du président de la République.

Plusieurs pistes sont sur la table des réflexions depuis des années, et pourraient participer à atténuer le rôle du chef de l'État. La suppression du suffrage universel direct pour le président de la République, par exemple, réduirait a priori son rôle politique, et l'impact de son élection sur les législatives ensuite. Cela reste théorique, et peut aussi tout simplement diminuer la légitimité de l'occupant de l'Élysée, sans pour autant l'affaiblir au regard de la Constitution. Surtout, difficile de porter devant les Françaises et les Français l'idée d'une disparition de ce moment électoral clef qu'est le scrutin présidentiel, qui est devenu tellement capital dans notre vie politique. Il faudrait faire ratifier la suppression de l'élection directe du président par la voie populaire (alors qu'elle avait largement été approuvée par référendum le 28 octobre 1962, à 62,25% des suffrages exprimés). Or il serait étonnant que cela advienne, notamment si le chef de l'État conserve ses prérogatives actuelles. Autres pistes proposées, plus techniques : que l'Assemblée nationale devienne totalement maîtresse de ses ordres du jour ; que l'on augmente le nombre de commissions parlementaires ; que l'on supprime ou limite considérablement l'article 49 alinéa 3 de la Constitution, ainsi que les autres (moins connus) qui permettent à l'exécutif de réduire les débats ou de contourner les obstructions parlementaires. Enfin, une réforme profonde du Sénat (« une séquelle de l'histoire constitutionnelle française », écrivait l'universitaire et chercheur en sciences politiques Yves Mény), voire sa suppression, renforcerait peut-être le Parlement, politiquement si le mode de scrutin du Sénat gagnait en visibilité, et « administrativement » si la Chambre basse obtenait, en cas de passage au monocaméralisme, un gain de moyens supplémentaire pour permettre aux députés de mener leur travail (d'auditions, d'investigations...) dans de meilleures conditions.

D'autres solutions existent encore, ailleurs qu'en France, et peuvent nous inspirer, nous permettre une parlementarisation de notre régime sans pour autant créer un surcroît d'instabilité. Nous citerons un seul exemple : le principe de motion de censure constructive, appliqué en Espagne notamment, et selon lequel un gouvernement installé grâce à une certaine coalition parlementaire (majoritaire) ne peut pas tomber sur la seule base d'une association opportuniste de forces opposées (en cas de rupture d'un des partis de la coalition gouvernementale avec le Premier ministre, par exemple), mais uniquement si une nouvelle majorité s'esquisse pour proposer un gouvernement alternatif. Autrement dit, c'est une motion de censure qui doit automatiquement prévoir un chef de gouvernement pour remplacer celui qu'elle propose de renverser.

Ces pistes sont connues depuis longtemps. Toutes, qu'elles aient à voir ou non avec le rapport qu'entretient le chef de l'État avec le gouvernement et le Parlement, viennent s'inscrire dans une réflexion plus large sur la profonde réforme – nécessaire – de notre régime politique, et sur la crise démocratique patente que nous rencontrons actuellement. La place du vote blanc, la question de la représentativité des représentants de la nation (et donc du mode de scrutin aux législatives), celle de l'indépendance de la justice, ou encore la problématique de la séparation entre les médias et les puissances d'argent, sont d'autres exemples de sujets cruciaux, qui doivent aussi être posés sur la table. Si comme cela a été le cas depuis 2017, rien n'est fait pour renouer la confiance des citoyennes et des citoyens à la politique et à nos institutions, voire que les dénis de démocratie continuent à se multiplier comme si de rien n'était, nul doute que le résultat de cette situation de crise se fera sentir dans les urnes, dès les élections européennes de l'année prochaine, aux municipales de 2026, et surtout à la présidentielle de 2027. Surtout, en cas de victoire du Rassemblement national en 2027, le maintien du statu quo institutionnel (doublé d'un renforcement des politiques sécuritaires depuis des années par les gouvernements successifs) signifie, tâchons de nous en souvenir, une possible présidence RN (et du gouvernement qui va avec) forte de tout ce que la Vème République lui fournit actuellement comme pouvoirs.

Tag(s) : #Politique
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :