Par Jorge Brites.
Ce 8 mai marque le 80ème anniversaire de la capitulation allemande, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale qui vit l’ensemble de l’Europe, l’Afrique du nord, l’Asie orientale et du sud-est, et jusqu'aux archipels océaniens du Pacifique, engagées dans une guerre totale. Une guerre totale, démarrée dans les années 1930, qui fit entre cinquante et soixante millions de victimes immédiates et bouleversa les équilibres mondiaux pour des décennies. Demain, le 9 mai, se tiendra dans l’indifférence générale la commémoration des 70 ans de la « Déclaration Schuman », considérée comme le texte fondateur de la construction européenne. Ce discours, prononcé le 9 mai 1950 par Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères, appelait notamment à la création d’une organisation européenne chargée de mettre en commun les productions française et allemande de charbon et d’acier – indispensables à l’industrie militaire.
Il est de coutume de présenter la construction européenne comme un élément pacificateur et stabilisateur, comme une évidence qui ne nécessite pas d’être justifiée ni entretenue, qui aurait évité naturellement à l’Europe de replonger dans la guerre. Mais ce serait ignorer que la violence et la guerre qui ont pris provisoirement fin, sur notre continent, le 8 mai 1945, n’étaient pas des phénomènes isolés, mais résultaient d’une dynamique que l’on peut faire remonter au minimum à la Première Guerre mondiale.
En ce jour anniversaire de la capitulation allemande, nous avons choisi de questionner le rôle respectif des deux guerres mondiales et de leurs suites dans la mobilisation et la démobilisation culturelles et dans l’antagonisme ou la pacification entre les sociétés européennes au XXème siècle. Pour ce faire, une analyse chronologique (non exhaustive) des dynamiques de la période est nécessaire, à savoir la Grande Guerre et son effet brutalisant sur les sociétés européennes (en particulier les sociétés vaincues), l’entre-deux-guerres et les tentatives de pacification et de démobilisation culturelle, la Seconde Guerre mondiale et la pacification qui en ressort.
Lorsque l’historien britannique Eric J. Hobsbawn tente de périodiser le XXème siècle, il le divise en trois, la première période étant celle allant de 1914 à 1945, qu’il appelle la « guerre de 31 ans », où « l’ère des catastrophes ». Des dix à dix-huit millions de victimes de la Grande Guerre aux 40 millions de victimes européennes de la Seconde Guerre mondiale, en passant par les guerres civiles russe et espagnole et par les nombreuses épidémies et famines résultant de la Première Guerre mondiale, la première moitié de siècle ne semble effectivement attacher à l’Europe que les notions de conflit et de mort. Mais pourquoi parler de « guerre de 31 ans », alors que les deux guerres mondiales sont de fait très différentes et clairement distinctes dans le temps ? Plusieurs éléments : tout d’abord, parce que les guerres mondiales sont avant tout des guerres européennes. Les victimes sont très majoritairement européennes. Et même la principale puissance asiatique impliquée dans le second conflit, le Japon, l’était déjà dans le premier, dans le camp des Alliés. Ensuite, parce que la Seconde Guerre mondiale résulte très largement des frustrations et des problèmes non résolus issus de la Première. Hobsbawn nous dit d’ailleurs que « la Première Guerre mondiale n’a rien résolu », tandis que « la Seconde Guerre mondiale produit des solutions pendant quelques décennies ». Si l’on doit donc considérer la Grande Guerre comme le point de départ d’une dynamique, il nous faut constater qu’elle a eu pour effet essentiel d’acclimater l’Europe à une violence de masse, à une culture de la violence qui se prolonge durant l’entre-deux-guerres.

L’effet brutalisant de la Grande Guerre
La violence et la durée de la Grande Guerre ont évidemment un effet très fort sur les esprits de l’époque. Le terme de brutalisation a été utilisé par George Mosse (1918-1999), historien nord-américain d’origine allemande – une reprise du terme anglais qui désigne une dynamique active consistant à rendre brutal. Au-delà de la violence des combats, il faut constater une dynamique « englobante » de la violence sur les sociétés européennes. La guerre a été totale, dans le sens où elle a mobilisé toutes les énergies, tous les aspects, tous les secteurs, toutes les forces des pays engagés. Directement ou indirectement, tout le monde était impliqué par l’issue des combats. L’historien Hobsbawn nous explique même que, la Grande Guerre ayant mobilisé les masses populaires, il s’agit d’une « guerre démocratique » (avec une implication de tous, y compris les femmes) qui voit un rejet des valeurs humanistes et rationalistes, avec une diabolisation de l’ennemi, une déshumanisation de l’autre que l’on n’éprouve pas de remords à tuer.
La participation des femmes est illustrative de cette « guerre démocratique » : avant la guerre déjà, les femmes travaillent et représentent entre le tiers et 40% de la population active. Mais ce qui change, c’est de voir les femmes dans des secteurs très masculins et peu qualifiés (la métallurgie, l’industrie d’armement, etc.), en particulier en France et en Angleterre. Les hommes peu ou pas qualifiés étant les premiers à être envoyés au front, puisque l’on considère les travailleurs qualifiés comme plus « précieux » et plus difficilement substituables, c’est naturellement dans les travaux manuels requérant assez peu de compétences que les femmes sont mises au travail pour palier à la pénurie de main d’œuvre.
L’effet brutalisant de la Grande Guerre s’explique aussi par le rôle essentiel de la technologie, du management et de la bureaucratie, qui en ont fait une guerre impersonnelle, une guerre industrielle, facilitant les massacres. La rationalité et la standardisation sont mises au service de la guerre et de la mort, dans un souci évident d’efficacité. C’est aussi la mise de l’ingéniosité et de la créativité au service de la guerre : plusieurs nouvelles technologies font leur apparition ou se développent au fil des combats (les gaz, les chars, l’aviation, etc.) même si, malgré ces nouvelles technologies, l’infanterie reste, durant la Première Guerre mondiale, le cœur de la stratégie militaire des deux camps. Lancés depuis les tranchées où les conditions de vie traumatisèrent bien des soldats, sous les bombes ennemies pour gagner quelques mètres de terrain en plusieurs heures, les soldats d’infanterie mouraient par milliers à chaque bataille, au point que l’on parle de « chair à canon » et que la vie soit perçue comme négligeable. C’est d’ailleurs des troupes d’infanterie que partirent des mutineries en 1917, du côté français comme du côté allemand. Les répressions des deux États faisaient elles-mêmes preuve d’une grande violence, interprétant les désertions et mutineries comme de la traîtrise pure et simple.

En Europe de l’Est, la guerre a été d’autant plus brutale que les troupes russes étaient insuffisamment préparées. La Révolution russe de mars 1917, la révolution bolchévique d’Octobre, puis la période de troubles et de guerre civile qui s’ensuit – et qui dure jusqu’aux années vingt avec de fortes répressions en Ukraine – se sont ajoutées aux combats de la Grande Guerre pour alimenter ce climat de guerre permanente. À la haine nationaliste s’ajoutent des haines sociales idéologiques, de classes. La révolution d’Octobre porte une mise en cause radicale du capitalisme. La violence de masse est d’autant plus profonde à l’est qu’elle est antérieure à la guerre : pour ne citer que quelques exemples, la fin du XIXème et le début du XXème siècle voient déjà plusieurs pogroms avoir lieu contre des communautés juives, avec le consentement du régime tsariste ; les massacres de 1894-1896 constituent, dans l'Empire ottoman, un prélude très clair au génocide arménien de 1915-1916 ; quant à la révolution russe de 1905, son ampleur et la répression qu'elle a suscité donnaient le ton de ce qui était susceptible d'arriver, lors de la chute du tsar en 1917. Ces actions et évènements instauraient déjà une certaine brutalisation de la société.
Trois types de lecture ont été faites de la Grande Guerre : l’une par le prisme diplomatique, qui voudrait qu’elle ait été une affaire de nations ; l’autre par le prisme des sociétés, qui étaient unies dans la guerre avec les « unions sacrées » et une certaine cohésion sociale derrière l’armée (à l’exception de la Russie tsariste) ; et enfin, par le prisme individuel, cherchant à expliquer la guerre à un niveau anthropologique (en mettant en avant la responsabilité des élites). La diversité de ces grilles de lecture montre surtout que cette guerre a touché profondément tous les niveaux de la société.
Pour toute une série d’individus, la guerre a été le terrain d’expérimentation de la mort et de la violence quotidiennes, créant une culture de la guerre. Certes, le regard sur le bilan effroyable du conflit et sur l'absurdité des combats (la dureté de la vie dans les tranchées et ailleurs, le dogmatisme tactique des états-majors qui envoyaient des milliers de soldats se faire massacrer pour des gains territoriaux insignifiants...), a aussi produit une critique acerbe de la guerre, ainsi qu'une forme d'hédonisme, une volonté de jouir de la vie pour oublier les horreurs commises et l'effort collectif réalisé ; en quelque sorte, les années folles de la décennie 1920 illustrent ce propos. Toutefois, la propagande d’État se sert au contraire de la mémoire de la guerre, l'instrumentalise. Partout en France par exemple, dans chaque village, vont fleurir des monuments aux morts. Les héros de la guerre vont faire l’objet d’une mythification, avec la diffusion d’une vision purement héroïque de la guerre, et en même temps sa banalisation. On s’appuie notamment sur l’image positive de la camaraderie, sur les amitiés forgées au front. La culture de guerre a cela de notable qu’elle a aussi pour objet de maintenir les mêmes sentiments de haine et de volontarisme nationaliste dans la paix que dans la guerre. C’est surtout vrai pour l’Allemagne, où la défaite est incomprise dans un pays qui n’a pas connu l’occupation et que la fuite du Kaiser vers les Pays-Bas laisse dans un grand désarroi ; et pour l’Italie, où le sentiment de frustration est prédominant au terme du conflit, devant la faiblesse des gains territoriaux du pays. De fait, on a une réaction inverse, pacifiste en France et en Angleterre. Cette contradiction des dynamiques dans les différentes sociétés européennes va annuler les effets du travail de pacification tenté au cours de l’entre-deux-guerres.
L’entre-deux-guerres : l’échec de la démobilisation culturelle ?
L’entre-deux-guerres voit un début de démobilisation culturelle. Mais elle est forcément limitée, car les traités de paix n’ont rien résolu. Au contraire, ils appliquent une différence de traitement entre les différents protagonistes de la guerre qui se trouve être fortement discriminatoire à l’égard des vaincus, qui furent jusqu’à parler de « diktat de Versailles ». Entre autres choses, l’Allemagne voit son territoire réduit et divisé, ses colonies confisquées, ses capacités d’armement limitées, son service militaire obligatoire interdit, et se voit forcée de reconnaître son entière responsabilité dans le déclenchement de la guerre. De fait, les questions soulevées par la guerre sont toujours de rigueur à la guerre suivante (y compris celle de l’Alsace-Moselle que l’Allemagne nazie annexe à nouveau en 1940). Les contemporains ont échoué à intégrer les vaincus. Homme politique français majeur de la période, Aristide Briand (1862-1932) fit pourtant le constat que la France, avec ses 1 400 000 morts et ses cinq millions de blessés, n’avait pas les moyens d’imposer une paix dissymétrique à l’Allemagne. Or, l’humiliation de la défaite est aussi une forme de violence à l’égard des pays vaincus. L’Allemagne n’a pas vu la défaite : elle est restée puissance occupante jusqu’à l’été 1918.

Aristide Briand, qui recevra pour son action en faveur de la réconciliation franco-allemande le prix Nobel de la paix (conjointement avec Gustav Stresemann), lança une politique de réconciliation avec les vaincus, qui devint transpartisane en France. Dans son discours prononcé à Genève en 1926 à l’occasion de l’entrée de l’Allemagne dans la Société des Nations (SDN), on distingue trois axes principaux. Tout d’abord, le chef de la diplomatie française prononce une diatribe contre la guerre. Son discours s’inscrit ainsi dans une dépréciation de toutes les valeurs qui y sont liées. Ensuite, il cherche à renverser la tendance militariste des sociétés européennes en transformant l’ardeur de la guerre en instrument contre la guerre (autrement dit, faire la guerre à la guerre). Enfin, il avance les vertus d’une assemblée qui jouerait le rôle du juge, d’une société internationale régie par le droit. La notion d’arbitrage est centrale dans son discours : pour préserver la paix, Briand compte sur l’arbitrage par le droit. Les traités d’arbitrage se multiplient.
Cette rhétorique pacifiste comprend évidemment des limites. En effet, il y a une contradiction entre le fait de vouloir restaurer une Allemagne digne, souveraine, et en même temps de conserver les articles discriminatoires du traité de Versailles. C’est bien pourquoi Stresemann, lui-même en charge de la diplomatie allemande, eut à la même époque beaucoup plus de mal à convaincre ses compatriotes du bien-fondé des accords de Locarno (1925). Sans compter que l’on comprend bien que cet appel de Briand à compter sur le droit peut aussi être interprété comme un appel à respecter les règles établies (qui incluent celles du traité de Versailles).
En outre, Aristide Briand ne peut condamner les causes de la guerre. Fondamentalement, dans l’entre-deux-guerres, la France ne revient pas sur ce qui a été dit à Versailles en 1918 et 1919, mais préfère choisir l’amnésie, alors que c’est là la principale revendication allemande. Il y a une grande dissymétrie de la paix entre vaincus et vainqueurs. C’est par conséquent beaucoup plus facile pour les vainqueurs de tourner la page. Dans les pays vainqueurs où semble dominer un esprit pacifique (comme le montrent les réactions nationales en France et en Angleterre après la conférence de Munich de 1938), on a une réhabilitation de l’ennemi, avec à la fois un effort de réalisme (sur ce qui se passait réellement dans le camp adverse) et d’héroïsation des soldats adverses qui met sur un pied d’égalité tous les soldats de la guerre. Dans les pays vaincus ou frustrés de la victoire, on assiste à l’inverse à une crise d’amour-propre qui attise la haine de l’autre, avec une dévalorisation, une dépréciation de l’autre, et en même temps un violent idéalisme sur son propre pays. En Italie, c’est jusque dans la Rome antique que le régime fasciste va chercher ses références.
Parallèlement, une limite davantage conjoncturelle va surgir et mettre à néant les efforts de réconciliation et de démobilisation culturelle opérés par la diplomatie française : le monde de 1926 est un monde de paix et de prospérité, mais la crise financière en 1929 va remettre en cause cette situation. Surtout, la montée du chômage et la crise de l’économie réelle vont amener une autre violence que celle de la guerre : une violence sociale, celle de la pauvreté et du désarroi économique et social. En conséquence, les tensions et violences partisanes monteront tout au long des années 1930, quels que soient les pays.
L’issue de la Seconde Guerre mondiale et la démobilisation culturelle en faveur de la paix
L’ennemi absolu désigné dans le discours de Briand de 1926 n’était plus le peuple allemand, mais la culture de guerre. Toutefois ce discours n’entame pourtant pas une nouvelle ère, mais plutôt une parenthèse, comme vient l’attester l’idée de la « guerre de 31 ans ». Il faut penser la paix en termes de « rareté » dans la période 1914-1945. La Seconde Guerre mondiale a constitué un retour en arrière du processus de pacification des sociétés européennes, en raison de son caractère totalitaire, brutal, violent. Ce coup d’arrêt avait démarré dès l’instauration de régimes totalitaires répressifs en Russie, en Italie puis en Allemagne. À partir de 1939, et plus encore à partir de l’opération Barbarossa en 1941, à tous égards, la Seconde Guerre mondiale a été le théâtre d’une mobilisation culturelle en faveur d’une violence de masse touchant à la fois les sphères militaires et civiles.
On peut identifier un certain nombre de grandes différences entre les deux guerres mondiales, qui expliquent que la frustration ait été moins grande pour les vaincus et la violence moins présente après-guerre. Tout d’abord, une grande différence réside dans la notion de responsabilité : dans la Première Guerre mondiale, les pays sont entrés en guerre par le jeu des alliances, et la responsabilité n’était donc pas si claire ; pourtant, le traité de Versailles affirmait le contraire. Concernant la Seconde Guerre mondiale, à l’inverse, il n’y a pas de débat sur la responsabilité de l’Allemagne nazie qui a clairement recherché l’affrontement. La Seconde Guerre mondiale se termine par ailleurs par l’occupation totale et l’effondrement de l’État allemand. Toute idée de revanche et de revendication est donc impossible dans la période qui suivra, et même si elle avait été possible, aucun responsable politique allemand n’aurait pu la porter.

Dans la Seconde Guerre mondiale, les victimes sont majoritairement détachées des théâtres de guerre : de fait, elle compte une majorité de victimes civiles. On a, à partir de 1945 et de la création des Nations Unies, une sorte de consensus qui permet d’inventer, en droit international, les notions de crime de guerre, de crime contre l'humanité, de crime contre la paix, qui vont contribuer à faire prévaloir l’arbitrage par le droit (dont Briand faisait l’éloge en 1926) et à faire de la guerre une faute en soi. Sur le plan extérieur, la République démocratique allemande et la République fédérale allemande auront le souci de se réintégrer dans la communauté internationale, de renouer avec une forme de normalisation diplomatique. À titre d’exemple, c’est volontairement que l’Allemagne de l’Ouest a renoncé à se doter de l’arme atomique.
On peut ajouter, comme point distinctif essentiel entre les deux après-guerre, celui de 1918 et celui de 1945, le phénomène de résistance, une façon de faire la guerre à la guerre. En effet, l’occupation a créé des formes multiples de résistance contre un adversaire commun, avec une diversité des courants (chrétiens, socialistes, communistes, etc.). Ce sont souvent des résistants qui vont se retrouver au pouvoir après la guerre, et pour qui la fin des combats était une finalité. Ainsi, Altiero Spinelli (1907-1986), homme politique italien considéré comme l’un des pères fondateurs de la construction européenne, avait été enfermé dans les geôles fascistes. Il est l’un des exemples de cette continuité résistance-politique d’après-guerre.
La résistance est guidée par des motivations nationales, mais aussi politiques en condamnant notamment les fondements des régimes fascistes et la violence de masse qui les caractérisait : les camps de concentration, les enrôlements forcés, etc. En effet, les régimes de l'Axe ont porté à leur apothéose la culture de la guerre et la brutalisation de la société, en établissant des systèmes répressifs basés sur la surveillance, la propagande et l'endoctrinement des masses, et en portant des idéologies impérialistes, donc conquérantes et bellicistes. Les combattre, c'était donc aussi combattre ce socle de valeurs liberticides, inégalitaires et profondément brutales. À l'inverse, les mouvements de résistance européens se sont quasiment tous retrouvés à Londres, et ont établi des projets politiques : c’est dire qu’on voit la fin de la guerre comme la possibilité de construire de nouvelles dynamiques, non de répéter les anciennes. Par exemple, les résistants français portaient un projet dans lequel germait tout un programme politique et social – qui donnerait naissance à la Sécurité sociale, à l’État-providence, etc.
La Guerre froide qui a rapidement succédé à la Seconde Guerre mondiale eût un effet stabilisateur évident en Europe. Elle fut à la fois un facteur de conflictualité (entre l’Europe du Plan Marshall et celle dominée par l’URSS) et de stabilité (par le balance of power, que la bombe atomique vient accentuer). Surtout, les équilibres ont complètement changé par rapport à ce qu’était l’Europe dans les années 1930. Les puissances dominantes ne sont plus les mêmes, l’URSS dominant la moitié du continent. De plus, la violence de la guerre s’est avérée à un tel point destructrice, que le redressement nécessaire à une nouvelle « guerre démocratique » ne semble pas possible dans l’immédiat. L’enjeu est de rétablir la prospérité pour dépasser la situation d’une économie de guerre marquée par la privation. L’équilibre territorial instauré par la Guerre froide va durer quarante ans et repousser les conflits hors d’Europe.
La situation de 1945 ne change quasiment plus, en Europe, durant près d’un demi-siècle, mais la montée des nationalismes dans les Balkans des années 1990 pourrait être considérée comme la reprise d’une dynamique ancienne. Les nettoyages ethniques en particulier, qui frappent les civils sans retenue, s’inscrivent-ils aussi dans une dynamique de long terme ? La persistance d’un fort nationalisme, la séparation des communautés et la lenteur de l’élargissement de l’Union européenne à la région des Balkans laissent craindre cette possibilité. Et là encore, les effets des frustrations des uns et des autres sont à regarder avec précaution dans le cadre de l’effondrement rapide de l’ex-Yougoslavie, au début des années 1990. Dans une moindre mesure, cette interrogation sur la nature et les déterminants de la guerre se pose également pour ce qui concerne les conflits observés dans l'ex-Union soviétique, qu'ils soient gelés (Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie), actifs (en Ukraine) ou achevés dans la violence (Tchétchénie, haut-Karabagh).
S’il est vrai que la culture de la violence a cela de spécifique qu’elle maintient vifs des sentiments de haine, de frustration et de violence en temps de paix autant qu’en temps de guerre, et par conséquent qu’elle s’entretient, alors nous devons en déduire que la pacification et la culture de la paix ne sont pas non plus des réalités figées, mais des dynamiques qui demandent à être entretenues, motivées, justifiées et portées par des ambitions rationnelles et humanistes.
Cimetière de Doua, dans la région lyonnaise, qui fut inauguré en 1954. Lieu important pour la résistance française durant la Seconde Guerre mondiale, des militaires de diverses nationalités y sont enterrés, morts durant les guerres de 1914-1918 et de 1939-1945, en particulier des soldats belges, britanniques et nord-américains.