Par Jorge Brites.
Le 19 décembre marque la date anniversaire de l’ouverture du procès d’Albert Dreyfus, en France, en 1894. Cette « affaire », qui avait vu un officier alsacien de confession juive, le capitaine Dreyfus, accusé à tort d’espionnage pour l’Allemagne, a bouleversé durant douze ans la société française (puisqu’elle ne s’achève qu’en 1906, année de l’acquittement définitif). Elle a révélé le poids, dans l’Hexagone, de l’antisémitisme et de la haine de l’Empire allemand (réunifié depuis 1871 à l’issue de la guerre franco-prussienne). Le XIXème siècle s’est achevé en France sur cette polémique, qui a pris une ampleur politique et provoqué l’une des crises majeures de la Troisième République sous laquelle elle se déroule. Rétrospectivement, elle a de quoi mettre mal à l’aise elle est emblématique du terreau raciste sur lequel reposeront les idéologies nationalistes (et foncièrement antisémites) de Maurice Barrès (1862-1923) puis de Charles Maurras (1868-1952), et car elle semble annonciatrice des évènements qui suivront durant les années 1930 et la Seconde Guerre mondiale – et notamment la « révolution nationale » portée par Philippe Pétain, la collaboration avec l’Allemagne nazie et la livraison de nombreux juifs par le régime de Vichy. Elle est en fait symptomatique de l’hostilité importante que connaissent les minorités juives, pas seulement en France mais dans toute l’Europe, à la fin du XIXème siècle.
Aujourd’hui, 130 ans après le début de cette séquence politico-judiciaire, on constate en Europe et dans le monde une montée peu rassurante de divers nationalismes et de réactions identitaires décomplexées, chargées d'une profonde intolérance vis-à-vis de l’altérité. S’ils s’expriment souvent, en fonction des pays, de manière particulièrement hostile vis-à-vis de l’islam et des musulmans, ou encore vis-à-vis des populations roms, les juifs ne sont pas épargnés pour autant – attestant que plus de sept décennies de mémoire de la Shoah ne suffisent pas à tourner complètement la page sur les nombreux préjugés qui les touchent. Après une hausse de 74% des actes antisémites en France en 2018, puis encore de 27% en 2019 (soit 687 actes, environ deux par jour), l'année dernière a vu encore un nouveau bond avec 1 676 actes – le contexte du conflit à Gaza depuis octobre 2023, n'ayant sûrement pas aidé. En cette journée anniversaire, nous avons donc choisi de faire un retour sur l’antisémitisme tel qu’il s’exprimait en Europe à l’époque de l’affaire Dreyfus, à la fin du XIXème siècle.
S’interroger sur une question aussi sensible impose de préciser le sens des notions et des termes employés. Nous considérons ici le mot « antisémitisme » dans son acceptation courante, c’est-à-dire dans son sens commun d’hostilité à l’égard des juifs parce que juifs – sans nous préoccuper des distinctions entre antisémitisme et antijudaïsme).
Jusqu’au XIXème siècle, dans toute l’histoire de l’Europe, le sentiment antijuif et les persécutions qui l’accompagnèrent furent pour l’essentiel un « antijudaïsme chrétien ». Cette hostilité religieuse envers les juifs est un prélude au phénomène d’antisémitisme moderne qui apparaît dans la deuxième moitié du XIXème, mais il prenait sa source davantage sur une base religieuse qu’ethnique ou raciale. La construction des États-nations et la montée des nationalismes, stimulées par la période napoléonienne (1799-1815) et le Printemps des peuples (1848) en Europe, ont contribué évidemment à une tentative d’homogénéisation des identités nationales au sein des États (nouveaux ou anciens). Les États toléraient donc de plus en plus mal la présence de minorités endogames ne correspondant pas aux codes du citoyen national-type fantasmé.
L’origine du concept antisemitismus remonte d’ailleurs aux années 1870 en Allemagne pour décrire le phénomène d’hostilité idéologique envers les juifs en Europe centrale à l’époque. On la fait généralement remonter au journaliste et écrivain Wilhelm Marr qui, entre autres, publia en 1879 son essai polémique Der Sieg des Judenthums über das Germanenthum (« La victoire de la judéité sur la germanité ») et fonda la « Ligue antisémite » dont l’objet était de limiter l’influence des juifs. Il plaidait pour une expulsion de tous les juifs vers la Palestine.
La radicalisation du conservatisme antijuif et la naissance de l’antisémitisme moderne à la fin du XIXème
Au cours du XIXème siècles, les restrictions séculaires découlant du préjugé religieux furent graduellement supprimées, notamment en Europe de l’Ouest où les principes démocratiques progressaient, et avec eux le respect des libertés de conscience et de religion. L’émancipation observée avant 1848 dans les principaux États occidentaux se poursuivit plus tardivement ailleurs. Les juifs restèrent confinés dans des ghettos du Piémont jusqu’en 1848 et de Rome jusqu’en 1870, et demeurèrent interdits de séjour en Espagne jusqu’à l’avènement de la Première république en 1869. Dans plusieurs cantons suisses, ils furent tout juste tolérés jusque dans les années 1860. Mais de telles survivance étaient exceptionnelles en Europe de l’Ouest où, dotées de l’égalité des droits, certaines communautés et familles juives prospérèrent de façon remarquable, tirant profit des possibilités de s’instruire et d’entreprendre. Émergèrent des intellectuels, des financiers et des chefs d’entreprise fameux – tels que les Rothschild à Francfort, ou encore le banquier de Bismarck, Bleichröder, surnommé « le Rothschild de Berlin ».
Caricature antisémite de Charles Léandre, représentant la supposée hégémonie de la famille Rothschild, en couverture du Journal Le Rire (16/04/1898).
Mais ces avancées en matière d’égalité civique entre juifs et non juifs va constituer l’une des causes de la radicalisation du conservatisme (d’essence religieuse ou non) antisémite. La pensée des Lumières sur la liberté de religion, et la sécularisation progressive restaient vues par beaucoup comme les indices d’une déchéance de la morale, de la tradition, de la pyramide sociale et des systèmes d’obéissance en place ; et seul un élément intrus, destructeur, n’appartenant ni au peuple ni à ses valeurs religieuses aurait pu en être la source.
Un antisémitisme violent, en particulier en Europe de l’Est
À l’image de ce qui s’est observé pour l’ensemble de la population européenne (Irlande exclue), le XIXème siècle a vu la population juive fortement augmenter, passant de trois millions d’individus vers 1830 à sept millions quarante ans plus tard – les deux tiers ou les trois quart vivant dans ce que l’on appelait la Russie et la Pologne « blanches » (correspondant approximativement à l’actuelle Biélorussie), jadis un refuge contre les persécutions alentours mais qui s’étaient transformées en immense ghetto s’étendant le long des frontières occidentales de l’Empire russe. Celui-ci comptait près de 175 millions d'habitants, dont cinq millions de juifs. Ces derniers y vivaient en communautés à part, parlant le Yiddish, soumis à des interdits remontant au Moyen-Âge et victimes de pogroms (du russe погром) destructeurs, au cours desquels le mécontentement populaire pouvait s’exprimer librement, non contre le Tsar ou le pouvoir politique, mais contre des cibles plus vulnérables. Caractérisés par des lynchages massifs, spontanés ou prémédités de juifs, des viols et des assassinats, accompagnés de la destruction et du pillage de leurs biens (maisons, boutiques, centres religieux, etc.), une centaine de pogroms éclatent en 1881 dans plusieurs villes de l’Empire, avec l’assentiment des autorités administratives et religieuses russes – les troupes tsaristes arrivent souvent tardivement et il arrive qu’elles y participent. Des violences existaient auparavant, mais c’est la première fois que l’on parle de pogrom. Accusées de conspiration contre le Tsar, ou encore de rites sataniques, les communautés juives subiront ces terribles violences jusqu’en 1921.
Avides d’échapper à leur condition, les juifs quittent la Russie blanche par milliers, puis par centaines de milliers au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, surtout après l’échec du soulèvement polonais de 1863-1864, et encore après la vague de pogroms de 1881-1884 qui suivit l’assassinat du Tsar. Ceux qui le pouvaient faisaient route vers l’Europe occidentale et les États-Unis, mais la plupart s’installèrent sur les premières terres « libres » qu’ils trouvèrent : en Allemagne, en Roumanie et dans l’Empire austro-hongrois. Leur arrivée en grand nombre raviva et exacerba bien souvent les vieux préjugés contre les étrangers, qui se mêlèrent à des ressentiments contre les personnalités juives dont la réussite sociale et financière était visible : banquiers, commerçants, journalistes, autant d’individus qui étaient porteurs d’une société nouvelle, d’une culture cosmopolite au sein d’une économie de marché.
Le politicien Maurice Barrès, l’une des figures de proue du nationalisme français de la fin du XIXème et du début XXème, écrivait en 1890 : « À bas Rothschild, à bas les juifs ! C’est la formule qui résume les rancœurs de ceux qui n’ont pas assez à l’égard de ceux qui ont trop ». Les juifs paupérisés effrayaient les classes aisées et rivalisaient avec les travailleurs du pays, tandis que les juifs aisés concurrençaient les classes aisées du pays et étaient jalousés par les classes paupérisées. Dans l’imaginaire collectif, les juifs qui réussissaient étaient supposées le faire aux dépens des « autochtones », tandis que ceux qui ne réussissaient pas se voyaient reprocher de constituer un poids coûteux à la société. Les juifs assimilés et leurs coreligionnaires nouvellement arrivés, aux coutumes différentes, étaient confondus par la majorité chrétienne – tout servant de prétexte à de cruelles campagnes antisémites qui partirent des années 1870 des pays d’Europe de l’Est – Russie, Roumanie, Hongrie, Autriche – pour atteindre la France à la fin de la décennie suivante. Les partis sociaux-chrétiens d’Europe centrale qui tentaient de se faire une clientèle parmi la paysannerie, la classe ouvrière et la petite bourgeoisie estimèrent sans doute que l’antisémitisme était un thème facile qui canalisait les tensions sociales sur ces immigrants mal assimilés et non pas contre les propriétaires ; à Vienne par exemple, Karl Lueger, maire de 1897 jusqu’à sa mort en 1910, tint des discours profondément antisémites, qui furent d’ailleurs cités par Adolf Hitler (qui séjourna dans la capitale autrichienne de 1908 à 1912). Un peu partout, les nationalistes voyaient dans la figure du juif la principale cause de la faiblesse nationale, tels des hôtes étrangers exploitant et corrompant la « race », la population dans laquelle ils s’étaient installés. En outre, d’aucuns ont voulu donner à cet antisémitisme une dimension scientifique, notamment par la théorie des races.
Les notions de race et de conspiration, piliers de l’antisémitisme moderne
Un antisémitisme « moderne » naît donc à cette époque, contemporain du nationalisme montant qui va s’exacerber avec la crise des États-nations, et qui s'exacerbera également avec l’affaire Dreyfus en France et les théories de Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), écrivain anglais de langue allemande, passionné pour la culture germanique et habitué des milieux intellectuels wagnériens, dont les écrits, et notamment Genèse du XIXème siècle (1899), ont plus tard inspiré la doctrine nazie. La fascination exercée par l’idée de « race », confondue avec celle de « peuple », attira l’attention des nationalistes vers la pureté ethnique dans laquelle ils voyaient un facteur de force nationale. Les juifs, affirmaient-ils, qui pratiquaient l’endogamie en ne se mariant qu’entre eux, constituaient le peuple le plus « dur » d’Europe et donc le mieux à même de dominer les autres. Des vastes conspirations furent « révélées », qui devaient démontrer que la « race juive » était bien engagée dans un combat sans pitié contre les autres races, elle-même protégeant sa pureté. Par tous les moyens – la ruine fomentée par ses financiers, la manipulation des mouvements politiques pour les faire éclater, les pressions intellectuelles et morales opérées par les doctrines démocratiques et marxistes, la pollution du sang par les mariages mixtes –, elle affaiblirait ses ennemis. Au tournant du siècle, même un pacifiste libéral comme Romain Rolland (1866-1944), en France, s’était convaincu que les juifs constituaient un « danger national » en détruisant la patrie, et dans le meilleur des cas en voulant lui substituer une communauté plus large.
Le cas de « conspiration révélée » demeuré le plus célèbre est celui faisant référence aux Protocoles des Sages de Sion. Ces fameux protocoles, parfois surtitrés Programme juif de conquête du monde, furent publiés partiellement en 1903, puis entièrement en 1905 et 1906 par des écrivains et éditeurs russes qui prétendirent qu’il provenait du premier congrès sioniste international de 1897. Le document constituant en réalité un faux, probablement produit à l’initiative du régime tsariste qui en fit un instrument de propagande contre les juifs et les francs-maçons. Il fallut attendre le début des années 1920 pour que la supercherie ne soit révélée. Le livre, composé de récits supposés être les comptes rendus d’une vingtaine de réunions secrètes, cherchait à faire croire qu’il existait un programme mis au point par un conseil de « sages juifs » voulant anéantir la chrétienté, dominer le monde et asseoir le règne de l’Antéchrist. Ce plan imaginaire utiliserait violences, ruses, guerres, révolutions et s’appuierait sur la modernisation industrielle et le capitalisme pour installer un pouvoir juif. Le texte, publié à grande échelle au début du XXème siècle, illustre parfaitement et à son paroxysme le type de complots que l’on prêtait alors aux juifs. De telles machinations visant à canaliser les ressentiments et les frustrations populaires contre les juifs eurent naturellement un impact sérieux et violent dans des sociétés à bout de souffle, comme l’était la Russie tsariste.
La culture au service de l’antisémitisme, marqueur de l’affaire Dreyfus
La vie culturelle dans l’Europe du XIXème siècle est marquée par l’expression doctrinale de l’idéologie antisémite, qui a pris, en quelques années seulement, une forme politique dont on peut mesurer aujourd’hui les effets dans l’histoire du XXème siècle. Mais l’antisémitisme se produisait aussi de façon insidieuse le plus souvent, dans la production culturelle du temps. Liée au développement du nationalisme, la haine du juif – perçu comme une entité fantasmée, porteuse de tous les périls qui menaçaient la civilisation occidentale – trouva ses théoriciens en Russie, en Allemagne, en Autriche et en France, et se manifesta comme une attitude intellectuelle « naturelle » chez de nombreux artistes et écrivains, cristallisant les angoisses et le malaise culturel. Une mentalité antisémite, souvent diffuse, souterraine, récusée par ceux-là même qui la propageaient souvent, semble s’être répandue de manière rapide à travers l’ensemble de l’Europe. Et cette propagation s’est faite sans que l’on puisse établir toujours nettement une relation directe entre ces comportements et les formulations théoriques qui avaient été faites quelques années ou décennies auparavant et vers lesquelles on revint dans les années 1880-1900 – telles que la pensée d'Arthur de Gobineau (1816-1882) dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) ; la récupération qui a pu être faite de la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle, expliquées par Charles Darwin (1809-1882) dans L’origine des espèces (1859) ; les opinions antijuives du compositeur Richard Wagner (1813-1883) ; ou encore l’antisémitisme supposé de Karl Marx (1818-1889) et sa critique des religions dans le cadre de la lutte des classes.
Dans le champ artistique, l’antisémitisme intellectuel sert aussi à expliquer les premiers signes du déclin de la culture européenne que l’on croit percevoir çà et là. L’écrivain Édouard Drumont (1844-1917), antidreyfusard notoire et l’une des principales figures historiques de l’antisémitisme en France, , créa le journal La Libre Parole en 1892, avec comme sous-titre « La France aux Français ». Les succès de son livre La France juive (1886) s'explique par le contexte que nous venons de dépeindre, qui éclaire aussi les développements de l’affaire Dreyfus à partir de 1894.
Si l’expression d’un antisémitisme viscéral est indéniable au moment de la dégradation du capitaine Dreyfus, la passivité surprenante de nombreux intellectuels l’est tout autant, Sarah Bernhardt, Émile Zola, Georges Clémenceau et le groupe de la Revue blanche (une revue littéraire et artistique, de sensibilité anarchiste) faisant alors figure d’exceptions. De nombreux artistes et intellectuels du tournant du siècle font alors montre d'un antisémitisme profondément ancré, souvent explicite, même lorsqu’il se trouvait assorti de nuances. Il en est ainsi du poète Henri de Régnier (1864-1936), ou encore du jeune Romain Rolland (Jean-Christophe, roman dont la genèse s’est étendue de 1890 à 1912), qui portent témoignage par certains de leurs écrits du climat idéologique qui se manifestait bien au-delà de la seule sphère parisienne.
L’antisémitisme a pris une dimension non seulement religieuse et raciale, mais également sociale, utilisant la démagogie pour faire porter la souffrance et la paupérisation de classes « anciennes » (les paysans, les aristocrates, les artisans et autres classes « moyennes » face aux valeurs bourgeoises) sur le compte de « l’élément juif ». Les explications idéologiques sont allées de pair avec des visions moyenâgeuses du juif, en tant qu’usurier cupide et avare. Ces hostilités s’exprimaient par une méfiance latente à l’égard des minorités juives, ou de façon bien plus violente dans le cas des pogroms et des accusations de conspiration. C’est en partie en réaction à ce climat que l’écrivain Theodor Herzl, au Congrès de Bâle de 1897, prétendit faire accéder les juifs au rang de « peuple », au sens politique du terme, susceptible de bénéficier des mêmes droits que tout autre peuple ou nation organisé politiquement, fondant le mouvement sioniste.
De l’importance de préserver la mémoire et de ne pas la limiter à la Shoah
Le présent article ne vise pas à retracer de façon détaillée les tenants et les aboutissants de l'affaire Dreyfus elle-même. Il est essentiel, ponctuellement, de remettre en contexte les évènements forts, glorieux ou honteux de notre histoire nationale ; afin, d’une part, de mieux saisir les dynamiques de long terme qui les caractérisent, et d’autre part pour apprendre à ne pas négliger les nombreux éléments politiques, économiques, sociaux, qui ne constituent pas des évènements forts inscrits dans les manuels d’Histoire, mais qui ont pourtant bien préparé le terrain à ceux qui nous sont enseignés (telle que l’affaire Dreyfus).
Même si comparaison n’est pas raison, les éléments qui auraient dû alerter à d’autres époques peuvent servir de leçon pour des temps futurs, notamment en ces temps qui semblent marqués par une nette montée des revendications identitaires et nationalistes. Outre une explosion des actes antisémites en 2018 puis en 2023, la montée et la banalisation des discours islamophobes (que l’arrivée sur le continents de centaines de milliers de réfugiés syriens, irakiens, afghans, érythréens, a encore encouragés) révèlent une persistance de l’intolérance envers les minorités, alimentée par des intérêts partisans et une paranoïa collective (Comment le vacarme médiatique autour du voile nous éclaire sur une intolérance bien ancrée, faite pour nous distraire). Sans oublier le discours anti-rom, qui reste quant à lui une constante en Europe, y compris depuis la Seconde Guerre mondiale et malgré le génocide dont les Roms ont également fait l’objet (Les Roms : Intouchables de l’Europe ?). Quand un discours récurrent essentialise les membres (ou présumés membres) d’une communauté, et lorsqu’un tel discours s’inscrit dans une dynamique politique longue répondant à des intérêts partisans, et qu’il crée un climat de suspicion et de stigmatisation, alors l’Histoire nous enseigne que la société est déjà engagée sur une pente très glissante. D’autant plus lorsque ceux qui prononcent ce discours (qui se veulent des « lanceurs d’alerte », mais qu’il serait plus juste de qualifier de « pyromanes ») ne fréquentent pas eux-mêmes au quotidien, les membres de la communauté qu’ils pointent du doigt.
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Le passage suivant est issu du roman L'Argent (1891) d'Émile Zola. Cet ouvrage relate les aventures parisiennes d'un ancien spéculateur immobilier, Aristide Saccard (déjà présent dans La Curée, publié en 1871), qui tente de refaire fortune via des manœuvres boursières. Si tout au long du roman, Zola semble avoir admis sans les discuter les considérations racistes des informateurs qu'il a contactés pour se documenter sur le fonctionnement des places boursières, notamment un stéréotype bien ancré dans le discours de l'époque sur la spéculation financière et la recherche de profit, à savoir que la finance serait un « métier de juif ». Quant aux tirades antisémites et antimaçonniques du personnage de Saccard, elles sont directement inspirées des propos d'Eugène Bontoux dans son ouvrage sur l'Union Générale, publié à Paris en 1888. Né en 1820, Bontoux était un industriel, banquier et homme politique catholique et monarchiste, au service des Rothschild jusqu'en 1878, date à laquelle il crée sa propre banque d'affaires, l'Union Générale, dont le krach en 1882 a clairement inspiré une partie de l'intrigue de L'Argent. Bien que dans son roman, Zola situe l'action dans la seconde moitié du Second empire (années 1860), et s'il est vrai que l'antisémitisme existait déjà en France à l'époque, la montée de l'antisémitisme est plus prégnante dans les années 1880 et 1890 (donc à l'époque de l'Union Générale fondée par Bontoux) ; il faudra le choc de l'affaire Dreyfus pour inspirer à beaucoup l'horreur des stéréotypes racistes qui étaient jusque-là acceptés de tous. Dans l'extrait suivant, le personnage de Saccard se rend chez Gundermann, personnage directement inspiré du banquier juif James de Rothschild.